Bienvenue sur la page du livre "Mystérieuse invitations".
Vous y trouverez le roman, depuis son début jusqu'au point de publication sur les réseaux sociaux.
Si vous n'avez pas la patience d'attendre, vous pouvez vous le procurer en cliquant sur l'image suivante :
La vérité ne se possède pas, elle se cherche.
Albert Jacquard
L’essence de la réalité est mouvement.
Shantarakshita
1
- Hélène, venez voir !
Cela faisait à peine six mois qu’Hélène avait pris possession de la très ancienne maison du village de ses vacances d’enfance, que déjà elle devait faire des travaux. Pas les travaux courants auxquels on pouvait s’attendre lorsqu’on entrait dans une vieille bâtisse, mais bel et bien des réparations toutes nouvelles qui, de surcroît, avaient pour origine son ignorance et son enthousiasme. Ces derniers l’entrainaient parfois un peu loin. Il y avait de quoi râler, et Hélène, qui se reprochait de ne pas avoir su prévoir et éviter ce désagrément, ne s’en privait pas, intérieurement tout au moins.
Il faut dire que cette demeure, dont la plus vieille partie date du XIIème siècle, l’avait séduite dès la première visite et elle n’avait pas tardé à faire une offre d’achat pour ne pas manquer l’occasion. Elle aimait surtout la pièce la plus ancienne. Dès qu’on y entrait, on était fasciné par l’énorme pan de roche opposé à la porte. Construite à flan de montagne, toute la salle avait pris appui sur les rochers existants. Seule une petite partie à l’extrémité était murée. Il s’agissait d’une construction plus récente, dont la justification semblait être de parfaire l’alignement, ce dont Hélène se serait bien passé. Sur la gauche, la cheminée occupait toute la largeur du mur, d’un bout à l’autre de la pièce. Elle était assez grande pour rôtir un sanglier, se disait-elle, ou pour faire de puissants feux de joie, comme le lui avait proposé un de ses amis lui rendant souvent visite. D’ailleurs ce furent ces grands feux qui eurent raison de la plus grosse pierre du tablier de la cheminée, qu’elle retrouva fissurée sur toute sa hauteur. Croyant à une blessure ancienne qu’elle n’avait pas remarquée, elle ne s’était pas inquiétée. Mais il avait fallu se rendre à l’évidence : la cheminée était endommagée et le mal allait empirer si rien n’était fait. Jean-Pierre, l’artisan local contacté pour les travaux, l’avait alors éclairée sur l’origine de la cassure :
- Autrefois, le feu brûlait en permanence dans cette cheminée car les habitants l’utilisaient pour se chauffer et cuire la nourriture quotidienne. Elle était à température et y restait. En faisant de grands feux et en vous absentant souvent, vous l’avez soumise à des chocs thermiques à répétition, et c’est ce qu’elle n’a pas apprécié. C’est un problème classique, c’est pourquoi il est recommandé une utilisation régulière de ce type de cheminée
Aujourd’hui l’heure n’était plus au diagnostic, mais au traitement du problème. Jean-Pierre avait proposé d’installer un linteau pour soutenir le manteau, de façon urgente et provisoire. Pour cela, il avait dû s’approcher du point de fixation de la pierre fissurée pour installer une réparation fiable. Situé sur le mur adjacent, derrière le muret, qu’il avait fallu détruire pour accéder à cet endroit. Cela avait déclenché la découverte. Celle-ci allait entraîner Hélène dans la plus fascinante aventure de sa vie. Mais elle était loin de s’en douter à ce moment précis.
- J’ai dû démolir une partie du muret d’ornement pour approcher le point de soutien de la pierre en vue d’y fixer le renforcement. Je m’attendais à tomber sur la roche, et voyez ce que j’ai trouvé.
Derrière les briques, au lieu d’un contact direct avec la pierre, on pouvait voir l’entrée d’une cavité dont il était difficile d’évaluer la taille dans la pénombre. Il s’agissait d’une faille naturelle comblée à l’origine, justifiant sans doute la présence de ce muret
Après le départ de Jean-Pierre, Hélène se sentait attirée par cet endroit. Elle y retourna et fouilla un peu plus en profondeur. Aidée d’une lampe, il lui sembla voir quelque chose au fond. Elle y plongea son bras et en ressorti un objet qu’elle tira par une petite poignée. C’était un vieux coffre en bois couvert de poussière et de gravats. Long d’une cinquantaine de centimètres, large et haut d’une trentaine, il était en chêne, un bois dur et résistant. Il paraissait évident qu’un désir de conservation dans la durée avait accompagné la dissimulation de l’objet.
Hélène était à la fois intriguée et curieuse. La curiosité était un de ses traits de caractère, avec l’enthousiasme et une faculté à s’intéresser à tout, favorisée, il est vrai par une belle vitalité d’esprit. Ayant récemment dépassé trente-neuf ans, elle restait une jolie fille à la beauté discrète et au port altier malgré son mètre soixante-huit. Active comme nombre de ses contemporaines, elle s’était beaucoup investie dans son rôle social, plus par passion que par ambition ou opportunisme. Journaliste, elle était partie pour faire une brillante carrière lorsque la perte de sa meilleure amie à la suite d’une longue maladie lui avait fait prendre du recul et modifier l’ordre de ses priorités. link
Ayant déjà mis assez d’argent de côté pour être propriétaire en région parisienne, elle avait alors décidé de tout revendre pour aller s’installer en montagne et vivre à un rythme apaisé, tout en continuant son métier en télétravail. Elle avait alors échangé ses tailleurs et jupes droites contre des vêtements de sport ou de nature. Cela lui donnait cette beauté sauvage et discrète lui permettant de se glisser partout, tout en restant capable de séduire lorsqu’elle se dévoilait. Elle cachait ses longs cheveux châtains sous une casquette ou un bonnet, selon le temps, mais adoptait cependant toujours une tenue qui mette en valeur son corps de femme svelte et tonique. Hélène apprenait à jongler à la fois sur le rôle social qu’elle souhaitait garder et celui de néo-rurale, pour lequel elle avait tant à apprendre sur les choses de la vie vues du côté montagne. Tout était pour elle matière à s’étonner, voire à s’extasier, et cette propension poussait très fort en elle en cet instant face à ce nouveau mystère.
Quel trésor pouvait bien justifier d’être enfermé dans un tel écrin et si bien caché ? Se demanda-t-elle. Retrouvant son âme d’enfant, elle nettoya l’objet et l’examina avec attention, tout en laissant sa tête naviguer dans les histoires de territoires inexplorés et de richesses cachées, qui avaient enchanté son enfance, avant que la raison de l’âge adulte n’ait imposé un bâillon à cette liberté de penser et au fait de croire à ses rêves.
Elle était excitée et pleine d’espoir, son esprit prompt à l’imagination l’entraînant dans des aventures féériques. Cependant, elle fût frustrée en ouvrant le coffre. Point de diamants ou de rubis, pas de carte au trésor ni de numéro de compte ou d’énigme à déchiffrer. Sous le couvercle, le coffre contenait un gros dossier et une grande quantité de feuilles, souvent couvertes de mots isolés paraissant insignifiants, parfois même sans aucun sens ni liens apparents. Certains étaient raturés ou gribouillés, avec de simples dessins ou croquis. Cela donnait l’impression d’avoir été entassé là plutôt que jeté à la poubelle. Elle y trouva quelques schémas qu’il lui semblait avoir déjà aperçus quelque part et d’autres inconnus. Au fond du coffret, sous une liasse de feuillet, elle mit la main sur une petite boîte.
Fruit d’un ébéniste minutieux, ce coffret d’une quinzaine de centimètres était orné sur le dessus d’un motif sculpté dont la sobriété contrastait avec la qualité et le soin du travail. Elle fût un peu déçue, ne pouvant s’empêcher de penser qu’il était dommage d’utiliser une technique si maîtrisée pour représenter un dessin si sobre. Il s’agissait en effet d’un simple disque de quelques centimètres entouré de six rectangles verticaux d’à peu près la même taille, le tout entouré d’un cercle. Cela lui fit penser à une pièce métallique comme le mandrin d’une perceuse ou la section d’un axe devant en entraîner un autre, ses connaissances techniques lui offrant moins de propositions de pièces mécaniques que pour le domaine des lutins, des elfes ou des fées. Elle souhaita l’ouvrir, mais n’y parvint pas. Il lui sembla que le bois avait gonflé, verrouillant de facto la boîte.
Elle la remit dans le coffre et rangea le tout, avant de retourner à ses occupations, qui ne manquaient pas dans une vieille maison à remettre en vie.
*
Marcel venait de terminer sa journée au bureau des brevets, plus connu sous le nom d’Institut National de la Propriété Intellectuelle. Il rentrait chez lui en auto et fulminait derrière ce fourgon qui, non seulement lui cachait la vue, mais de plus lui envoyait une épaisse fumée noire qui allait à coup sûr lui encrasser davantage les poumons. Il n’était pas mécontent d’habiter Paris, juste à l’intérieur du périphérique, car la situation qu’il avait choisie correspondait tout à fait à ses attentes… En théorie tout au moins. Mais tandis qu’il était censé n’être qu’à dix minutes de voiture de son travail, il lui semblait qu’il y avait toujours un imprévu pour contrecarrer ses plans. Alors qu’il avait établi son mode de vie sur la base d’une situation nominale, celle-ci était devenue l’exception plutôt que la règle. Cela s’était dégradé subrepticement, son temps de trajet par exemple ayant augmenté, parfois jusqu’à une heure matin et soir. Cependant la progressivité des changements entraina qu’il n’avait jamais eu le courage de réévaluer ses choix. Les psycho-sociologues appellent cela un piège abscond. Lui préférait évoquer ces grenouilles qui ne savent pas décider de sortir d’une casserole sur le feu lorsque l’eau devient trop chaude. Il ne manquait pas de lucidité sur sa situation et sur lui-même, juste de courage pour oser le changement. Assez petit, légèrement bedonnant, portant une barbe grisonnante d’une blancheur avancée, davantage justifiée par l’absence de motivation pour le rasage quotidien que par l’esthétique, Marcel avait un profil qu’on qualifierait aisément de mollement débonnaire. Ses lunettes démodées, adaptées à la vue qu’il avait quinze ans plus tôt, l’obligeant à souvent plisser les yeux pour bien voir, lui donnaient un air qui tenait à la fois d’Hercule Poirot et de son chien, un bâtard entre le pékinois et le bulldog anglais. Il semblait porter sur ses épaules toute la misère du monde.
En ce jour qui nous concerne, il sombrait dans une morne routine, acceptant l’inacceptable, mais empli d’une grande empathie vis-à-vis de ses semblables, et surtout de lui-même, en particulier de ses faiblesses. Philosophe à ses heures, intéressé par tout et tous, il aimait évoquer les lois de la nature pour justifier les comportements humains, les siens en particulier. Pour lui, il était normal qu’il s’empâte, dans tous les sens du terme, car c’était une loi de la nature. Il évoquait le principe de Maupertuis, énonçant que la quantité d’énergie utilisée dans l’univers pour générer une action, quelle qu’elle soit, est toujours la plus petite possible. Et cela lui permettait de justifier sa paresse.
- Il est logique que je me laisse aller, c’est une loi de la nature. Ce qui génère le mouvement, c’est la pression extérieure. Je n’en ai pas, et il est dans la nature de l’homme de minimiser ses efforts, donc, il n’y a pas de raison que ça change, se disait-il.
D’autres, dans ce type de situation, choisiraient de mettre en place une discipline pour se créer cette pression, que ce soit en faisant du sport ou en se consacrant à une ou plusieurs passions. Marcel, lui, non, il attendait que cela vienne de l’extérieur. Convaincu que ce ne serait jamais le cas, il se permettait de ronronner doucement dans sa vie routinière. Sur ce point, il commettait une grosse erreur. Il ne tarderait pas à le constater.
Enfin, le voici rentré. A peine s’était-il débarrassé de son manteau, avait-il posé ses affaires à côté de son bureau et attrapé une pomme qu’il s’installa à son ordinateur.
- Combien de messages aujourd’hui ? se dit-il.
Marcel était le créateur et l’administrateur d’un blog et de son forum. Il animait aussi des groupes de réflexion, d’inspiration proche de la zététique, qui se définit comme l’art du doute. Eternel sceptique, il se voulait ouvert aux remises en question, ce qui rendait l’exercice si délicat et si intéressant, pensait-t-il. Un simple employé du bureau des brevets qui se questionne sur tout et rêve secrètement de découvrir une nouvelle façon de penser et d’ouvrir une voie vers un nouveau paradigme, cela peut paraître délirant. Et pourtant, il y avait un précédent, et pas des moindres. Marcel aimait se rappeler qu’Albert Einstein travaillait à l’Office des Brevets de Berne à l’époque où il avait contribué à poser les bases de la physique moderne, apportant sa pierre au dernier grand changement de paradigme de la science actuelle. Oh, comme il aurait aimé vivre à cette époque et participer à cette grande révolution des idées. Il avait beaucoup étudié ces avancées scientifiques, en les raccrochant à leur histoire. Les découvertes de l’atome, de la radioactivité, puis la modélisation mathématique qui menait à la quantification de l’énergie, donnant le nom à la physique quantique, mais aussi la relativité générale et la nouvelle façon de penser l’espace et le temps ; tous ces sujets l’avaient passionné et il lui semblait qu’il les avait creusé dans tous les sens. Il était surtout fasciné par les énormes remises en question auxquelles avaient dû se soumettre les chercheurs de l’époque pour pouvoir avancer, perdant une à une leurs certitudes et devant rebâtir un nouveau référentiel… Et le faire accepter par autrui, ce qui s’était avéré être la tâche la plus délicate.
- Une dizaine, mais rien de bien intéressant, d’après les titres des messages, pensa-t-il en se connectant.
Marcel était toujours un peu partagé entre sa volonté de rendre service en répondant aux questions des internautes qui osaient s’en poser et une sorte de lassitude ou d’exaspération molle à propos du faible niveau de curiosité de ces derniers. La plupart des questions postées étaient d’un niveau très bas et auraient pu trouver les réponses par leurs auteurs s’ils avaient voulu s’en donner la peine. Mais il était plus simple pour eux de les mettre sur le site et d’attendre. Heureusement, rédiger les réponses ne lui demanda pas trop d’effort.
*
- Sec ! … Trop tard.
En s’étirant de tout son long pour atteindre la petite fissure en haut à droite, Tony s’était hissé sur le bout du pied et, ce faisant, la pointe du chausson avait glissé. Il eut juste le temps de prévenir son partenaire avant de "voler", heureusement sur à peine un mètre puisqu’il venait de mousquetonner. C’est une erreur classique du débutant de chercher à aller trop vers le haut en s’étendant au maximum sur les pointes de pied et en se collant à la paroi. Tony expliquait souvent à ses clients combien il est important de monter les pieds le plus possible avant de déplacer les mains. Cela permet de prendre un peu de recul pour mieux voir les prises et évite ce type de glissade. Mais, dans cette voie difficile, il n’avait pas le choix. La grande dalle verticale qu’il grimpait, offrait surtout des voies dures. Il était actuellement dans "Un tout petit maximum", une voie très difficile, un peu athlétique et "à doigt", pour employer les termes consacrés et il sentait que c’était la fin de journée, puisque la fatigue était là, ce qui expliquait son échec.
L’escalade était une des passions de Tony, avec la spéléologie, le VTT, le parapente, les trails et le kayak. Activités qu’il parvenait à retrouver au sein d’une même épreuve de raid, qu’il affectionnait tout particulièrement, au point d’en organiser chaque année. C’était sa grande fierté : avoir réussi à associer ses passions et sa profession pour pouvoir les vivre à fond et sans limite. Mais cela ne s’était pas fait tout seul.
Tout d’abord, à l’époque, on ne peut pas dire qu’il ait eu le soutien de ses proches, en particulier de ses parents, qui auraient préféré le voir se consacrer un peu plus à ses études et un peu moins au sport. Aux « peu mieux faire » accumulés sur ses cahiers de correspondance, il répondait intérieurement par la négative en ce qui concernait l’escalade et le VTT, puisque presque tout son temps libre y passait, et cela se traduisait par une saine fatigue peu compatible avec les devoirs scolaires. Heureusement, quand on vit une passion, la vie nous guide vers une réalisation de soi intégrant cette dernière. Pour répondre aux nombreux « tu n’arriveras à rien sans diplôme » de ses parents, il citait le footballeur Zinedine Zidane ou le basketteur Tony Parker, qui avaient amassé avec leurs sports bien plus d’argent que ce qu’aurait pu espérer un ingénieur, un médecin ou un avocat. Lorsqu’on lui rétorquait que c’étaient des cas exceptionnels, il citait ses amis qu’il avait vu développer des salles d’escalade, ou ceux qui avaient installé un téléski nautique sur un lac et passaient plus de temps à préparer les championnats de France et à former des jeunes qu’à faire de la promotion ou encaisser les abonnements des clients, ce qui, il le reconnaissait volontiers, leur permettaient néanmoins de payer leur loyer.
Tony était prédisposé aux activités physiques. Elancé, mesurant un mètre quatre-vingt, il n’était pas maigre mais aurait eu tendance à le devenir s’il avait arrêté le sport qui lui sculptait un corps bien musclé. Cependant, il n’avait jamais eu l’occasion de le vérifier, car il était toujours en mouvement. Sa peau mate et ses cheveux ondulés noirs, qu’il aimait garder le plus long possible, tout en restant correct, rappelait ses origines méditerranéennes. En pratique, il portait une frange s’arrêtant au-dessus des sourcils, les oreilles tout juste recouvertes et quelques cheveux dans le cou pour protéger la nuque du soleil. Ses yeux très sombres étaient souvent qualifiés de pétillants, avec un regard parfois espiègle et souvent rieur. Il utilisait un rasoir tous les deux ou trois jours, sauf en cas de besoin, par exemple lorsqu’il accompagnait des clients. Il s’habillait en général dans les magasins de montagne, arguant que les vêtements en matériau moderne qu’il y trouvait étaient les plus polyvalents et qu’ils lui permettaient de se livrer à toutes ses activités. D’un naturel gai et dynamique, il était toujours partant pour l’aventure, de préférence en extérieur.
Originaire du pays d’Olmes, il avait souhaité y rester, ce qui n’était pas simple avec la pénurie d’emploi dans la région. Il avait dû être imaginatif et essayer de sortir du lot. Sa structure s’appelait Catharventure et proposait des accompagnements, des formations et des stages en nature. Il avait démarré par des sorties en montagne en été et du ski de randonnée en hiver, puis avait essayé de se diversifier. Il avait rajouté du rafting, de l’accrobranche, des stages d’entrainement pour cyclistes, sur route ou tout-terrain, puis il avait trouvé sa voie en se recentrant sur ce qu’il aimait le plus, c’est-à-dire l’escalade et le contact avec la montagne et les vieilles pierres. Officiellement, il offrait des services de guide de haute montagne, avec comme spécialisations les grandes voies de plus de quatre-cents mètres et les gouffres profonds. Parallèlement, il amenait ses plus fidèles clients, dont il savait qu’il pouvait compter sur leur discrétion, pratiquer ce qu’il appelait l’escalade historique. Il s’agissait de grimper sur les plus beaux murs des châteaux cathares, qui présentaient souvent de très belles voies, faciles mais exposées, et surtout dans une pratique tout à fait illicite. C’était cette activité qui marchait le mieux pour lui, et c’est la raison pour laquelle il misait beaucoup dessus.
Mais il fallait être rusé. Il devait à la fois se faire connaître pour attirer des clients, proposer cette activité "spéciale", mais sans que cela ne vienne à la connaissance des organismes de contrôle ou des autorités. Il risquait son habilitation de guide. Ce risque lui procurait à la fois de l’excitation, comme en falaise, mais aussi une petite appréhension. Pour intéresser le grand public, il avait souhaité utiliser le terme "cathare" dans le nom de sa structure. Il avait pensé à Cathare Aventure, mais c’était déjà pris. Son humour lui soufflait Cathar’Acte, ou Cathar 6, en proposant des visites de six châteaux cathares, mais il s’était rangé à la suggestion de modération de ses amis.
Dans les faits, avec ses clients les plus avancés dans la démarche borderline, il n’avait cessé de progresser. Les escalades nocturnes avaient eu un grand succès. Démarrées à la frontale sur les marches d’approches, elles devaient continuer sans source lumineuse pour ne pas se faire repérer lors des ascensions de parois de châteaux. Il proposait deux solutions : Sans lumière les nuits claires de pleine lune, ou en vision infrarouge, option bien plus onéreuse à cause du matériel, mais qui augmentait encore ce côté "agent secret" qui n’était pas pour rien dans le succès de sa démarche. « Nous sommes des grands enfants, il n’y a que le prix des jouets qui change », se plaisait-il à dire à ses clients. Il les préparait si possible à l’utilisation de la lampe frontale lors de randonnées spéléologiques, la région présentant un extraordinaire réseau de grottes.
Il avait affiné le concept en l’agrémentant d’une dimension de chasse au trésor, à la façon d’une course d’orientation. Les clients devaient chercher des messages cachés et poinçonner leur fiche de route. Ce côté aventureux renforçait l’attrait de son offre.
Il ne se doutait pas alors que la vie allait lui démontrer que la réalité dépassait parfois la fiction.
2
Cela faisait deux jours qu’il pleuvait de façon ininterrompue, et cela ne semblait pas proche de s’arrêter. Après en avoir profité pour faire le ménage à fond, ranger le bois et chercher des escargots, bien protégée sous sa cape de randonnée, Hélène avait commencé à trouver le temps long. Ayant terminé la lecture de son roman, elle se demandait comment s’occuper lorsque son regard tomba sur le coffre qu’elle avait sorti de cette étrange cachette dans la salle de la cheminée.
Elle prit cette fois-ci le temps de s’installer, et commença l’inventaire de son trésor. Il contenait des documents dans divers formats et la précieuse petite boîte. La curiosité l’incita à s’intéresser à cette dernière. Bien qu’elle n’ait pas réussi à l’ouvrir la première fois, elle ne semblait pas fermée à clé. Elle sortit son couteau de sa poche, geste qu’elle faisait toujours avec un mélange de fierté et d’amusement. Citadine qui jouait les montagnardes, elle s’était offert celui-ci comme un petit symbole du monde paysan qu’elle prétendait intégrer, tout en sachant bien qu’elle ne faisait que l’effleurer. En positionnant la lame au niveau de la fente de la boîte et en tapotant, elle parvint à la faire glisser dans l’ouverture. Elle dû renouveler l’opération plusieurs fois pour ne pas abîmer le coffret qui était fabriqué avec un bois précieux.
Elle accéda alors à son contenu. A nouveau, elle ressenti une petite déception en n’y voyant rien de valeur à ses yeux. Une simple feuille contenait du texte incompréhensible pour elle, ainsi que ce qui lui parut n’être qu’une succession de lettres et de chiffres. Elle mit la feuille de côté et continua d’explorer le reste du contenu du coffre. Il s’agissait de documents sous plusieurs formats. Elle les classa pour pouvoir y voir plus clair et constitua trois piles : des coupures de journaux, des textes manuscrits et des textes dactylographiés, dont un épais dossier. En nettoyant le fond du coffre, elle sortit de la poussière une étrange plaquette en bois sculpté couverte de schémas, de symboles, de formules et de quelques mots.
Cela lui ayant demandé près de deux heures et la poussière de papier vieilli lui irritant les narines, elle s’interrompît pour préparer un repas. Elle se rendait pourtant bien compte en mangeant que ce coffre occupait de plus en plus ses pensées. Après sa pause et sa promenade digestive, elle se remit au travail. Elle commença par observer les schémas et les formules de la mystérieuse plaquette et décida de les recopier et de les mettre en forme pour avoir une meilleure lisibilité. Voici ce qu’elle obtint :
Intriguée par le dessin elle entama une recherche sur internet, qui lui apporta quelques réponses.
Les trois citations furent dévoilées grâce au traducteur automatique.
"Quaerite et invenietis" serait du latin signifiant "Cherche et tu trouveras".
- Merci, ça fait plaisir et ça m’avance, pensa-t-elle, tandis que "Invitationes ad universum", du latin également, se traduisait par "invitations de l’univers".
Quant à "Goot würfelt nicht", c’était une tirade en allemand attribuée à Albert Einstein, en réponse à Niels Bohr, prix Nobel de physique, durant leurs interminables discussions à la recherche du sens de la physique quantique. Habituellement traduite par "Dieu ne joue pas aux dés ! ", la présence des dessins de dés sur le côté la conforta sur la justesse de ses découvertes.
"Prakrti" et "Purusha" étaient des termes ayant un rapport avec le yoga mais leurs sens échappaient à Hélène qui les trouvait un peu obscurs.
Elle reconnaissait bien sûr la clé de sol, imaginant alors un lien avec la musique, ainsi que le symbole du Tao ou du Yi King, mais n’en comprenait guère la présence sur cette plaquette.
Le reste était assez mystérieux pour Hélène. Elle voyait la représentation d’une étrange sorte de cible au-dessus de la clé de sol, ainsi qu’une image de cube impossible, illustration très classique d’une illusion d’optique, mais ne voyait pas ce que cela faisait sur cette page, pas plus que ce ruban entortillé juste en-dessous.
Concernant le dessin en haut à gauche, également présent sur la boîte, c’était décidé pour elle, il représentait l’empreinte d’un écrou antivol, comme elle avait eu la désagréable surprise d’en apprendre l’existence un jour. Elle avait crevé avec sa voiture de seconde main, et avait dû faire appel à un ami, car elle n’avait pas pu desserrer la roue, faute de l’outil correspondant. Le fait que ce type de dispositif n’ait eu aucune chance d’exister à l’époque probablement assez ancienne de ce document ne lui effleurait pas l’esprit. Elle ne s’embarrassait guère de considérations logiques, l’esthétique d’un raisonnement étant pour elle bien plus important que sa crédibilité ou sa justesse. Elle ne comprenait pas davantage les autres éléments représentés sur la plaquette.
- Peut-être trouverai-je une réponse dans les autres documents, se dit-elle.
Elle se mit à les étudier. Ils étaient en français pour la plupart, ainsi que quelques-uns en anglais et en allemand, dont des correspondances manuscrites. Elle prit quelques feuilles au hasard, commença à lire, mais n’y trouva pas vraiment d’intérêt. Elle était plutôt intriguée par l’épais dossier et commença à le parcourir.
Quelle surprise ! C’était incompréhensible. Les phrases, qui pourtant semblaient bien commencer, ne contenaient pas de mots significatifs connus, mais au contraire des mots inexistants, parfois imprononçables. C’était comme si les sujets, verbes et compléments avaient été remplacés, ou plutôt codés. Elle retrouvait des pronoms, "il" ou " elles", "eux", "ceux-ci" ou "ceux-là", mais ne pouvait pas les raccorder à un objet, une personne ou un sujet connu. Cela donnait l’impression d’avoir été encrypté. Plus elle regardait et parcourait les pages, plus elle en était persuadée. Mais pourquoi n’avoir codé que certains mots ? Elle supposait que c’était dans un souci d’efficacité, mais elle n’en était pas certaine. Cependant, le mystère s’épaississait. Convaincue qu’elle allait vite trouver une explication, elle se résolut d’éclaircir toute cette histoire.
Plutôt optimiste au début, encouragée par les premières découvertes très rapides, elle pensait qu’avec la puissance de recherche d’internet et son intuition, les solutions de ces mystères allaient vite se présenter.
Mais après trois jours, il lui fallu déchanter. Reconnaissant que l’opiniâtreté n’était pas une de ses qualités principales, elle se dit qu’elle ferait mieux de demander à un spécialiste avant de se décourager et d’abandonner. Elle fit donc une recherche de blogs et de forums traitant de questions mystérieuses. Grand bien lui fit ! Elle en oublia pourquoi elle était sur ces sites et s’amusa beaucoup en se laissant entraîner dans les histoires loufoques que certains arrivent à inventer.
Réalisant son égarement, elle se mit alors en mode endurance, et décida de passer juste une heure ou deux par jour sur le sujet, tout en recommençant à apprécier la nature qui l’entourait. Bien que ne se définissant pas comme une sportive, elle était résistante et capable de belles performances en randonnées à pied ou à vélo, surtout en cas de forts dénivelés. Elle était avantagée par son poids léger, qui la rendait plus apte aux activités de grimpe que de force. Nul doute que si elle avait dû choisir, elle aurait eu intérêt à favoriser l’escalade ou le cyclisme en montagne plutôt que le rugby ou le judo.
Parallèlement, elle garda l’objectif initial en vue et posta ses questions, agrémentées de la reproduction de la plaquette, sur plusieurs sites, blogs ou forums lui semblant bien ciblés.
Puis elle oublia tout et retourna à sa rénovation, son travail et ses loisirs, qu’elle essayait de préserver.
*
Marcel était une fois de plus d’humeur maussade en ce dimanche matin brumeux. Il pestait après tout et tous, se sentant entouré d’incapables et d’incompétents, en plus d’être notoirement stupides et peu curieux.
Ayant pris un peu de retard dans ses réponses aux questions posés par ses abonnés, il en avait expédié une trentaine en deux heures. Pour la plupart, elles entraient soit dans la catégorie des sujets déjà connus et traités, auquel cas il se contentait d’une réponse aimable contenant la référence des pages où trouver la réponse, soit elles ne méritaient pas vraiment qu’on s’y attarde, relevant de la crédulité ou du fake, c’est-à-dire des faux rédigés pour sembler crédibles, ce qu’il pouvait flairer dès les premiers mots.
Certaines questions étaient cependant un petit peu plus construites ou élaborées que d’autres, et de rares exceptions lui avaient fait vivre des enquêtes dignes de Sherlock Holmes. Ces cas étaient hélas trop rares à son goût, il n’en avait rencontré que trois en dix ans.
Lorsqu’il consulta la fiche ouverte par une personne au pseudo ElleN09 il ne sût trop que penser. Il crût d’abord avoir affaire à un fake. La fiche contenait le courriel qu’elle lui adressait, exposant sa situation et sa demande d’éclaircissements, ainsi qu’une feuille recouverte de dessins, symboles et citations. S’il n’avait reçu que cette feuille, il aurait vite conclu avoir affaire à un rigolo ayant compilé des informations véritables recueillies sur le net et d’autres ajoutées de façon aléatoire. Quel lien pouvait-il donc exister entre la physique moderne, représentée par l’équation fondamentale de la gravitation, qu’il a tout de suite identifiée, correspondant à la relativité générale d’Einstein, et la représentation d’un atome, ainsi que le Tao et les philosophies orientales. Et cette clé de sol, l’illusion d’optique et l’anneau de Moebius, qu’il identifia également que viennent-ils faire ici ? Tout cela ne semblait pas sérieux et il se demandait si ça ne méritait pas d’être juste jeté à la poubelle.
Mais le ton du courriel n’était pas du tout en phase avec cette façon de voir les choses. Des charlots, il en avait démasqué des dizaines, pour ne pas dire des centaines. Comme pour les hackers, il y a un profil psychologique du "faker". Et cette Hélène, car il supposait que c’était le prénom qui se cachait derrière ce pseudo, ne lui inspirait pas du tout la méfiance, bien au contraire. Son message contenait à la fois la candeur d’une personne faisant appel pour la première fois à ce type de recherche et une sorte de sincérité, d’envie profonde de percer un secret. Il était aussi possible qu’elle ait elle-même été victime d’un plaisantin lui jouant un tour. Il serait alors dans ce cas tout à fait juste d’aider cette pauvre femme, qu’il imaginait être une jeune demoiselle crédule.
Il relut le courriel d’ElleN09, et reprit la feuille avec les symboles, en vue d’y voir plus clair et d’y chercher une logique. Aidé d’une recherche sur internet, il ne lui fût pas long de trouver les premières réponses.
Tout en haut, la citation latine Quaerite et invenietis signifie "cherche et tu trouveras".
Sur la gauche de la feuille, sous le mot Quaerite, une sorte de disque constitué d’un cercle entouré de six rectangles, le tout dans un autre cercle. Cette forme pouvait évoquer un mandala, bien que trop simple pour être considéré comme abouti, mais c’en est peut-être une structure de base.
Dessous, les termes INVITATIONES AD UNIVERSUM, qui se traduisent par "les invitations de l’univers". Marcel décida, de façon provisoire, d’appeler ce disque le symbole des invitations de l’univers.
Juste dessous, on retrouve ce schéma en deux reproductions, entouré par une sorte de parcours fléché. A gauche, le terme "PURUSHA", avec le disque central grisé, et à droite une version avec le mot "PRAKTI" dont les rectangles extérieurs sont grisés. D’après ses premières recherches, ces noms sont tirés du yoga, PURUSHA représentant une sorte de potentialité et PRAKTI en étant la manifestation, ce qui en découle.
Encore en dessous, à gauche, donc à la verticale de PURUSHA, la représentation d’un cube impossible et l’anneau de Moebius. Et sous PRAKTI, un symbole ayant un lien avec le TAO chinois.
Sur la droite de la feuille figuraient des éléments plus familiers pour Marcel. La représentation habituelle de l’atome de Bohr, une des premières modélisations en physique quantique au-dessus de trois petits dessins et d’une clé de sol le laissaient un peu perplexe. Comme il n’aimait pas renoncer à comprendre, il s’accrocha à sa méthode personnelle d’investigation intellectuelle, qui lui permit en peu de temps de mettre bout à bout des éléments de compréhensions.
- Ces trois dessins ressemblent à des hamburgers ou des macarons de différentes tailles, se dit-il dans un premier temps. Il faut dire que Marcel avait un petit problème avec la nourriture et, si lui se refusait à utiliser les termes d’addiction ou de boulimie en ce qui le concernait, ses amis, eux, ne s’en privaient pas, et voyaient cela comme une évidence. C’était une de ses caractéristiques, avec sa petite bedaine, ses sautes d’humeur et son grand cœur.
- Mais ça ne doit pas être ça. Ils sont trop pointus et dans des rapports de proportion trop parfaits. En effet, les trois dessins ont la même largeur, comme s’il s’agissait d’un linge qu’on essore. Il est au repos en haut, tourné une fois au milieu, et fait quatre tours en dessous.
- Cette idée de linge pourrait presque convenir, sauf que je ne vois pas en quoi ça peut avoir un rapport avec un atome.
- Et puis, pourquoi avoir dessiné une clé de sol en dessous ?
- Une clé de sol… Voyons. Ça veut dire de la musique. Et la musique… est jolie lorsqu’elle est harmonieuse.
- Harmonieuse, harmonieuse, harmonie…Hum… Harmoniques !
- Oui, c’est ça. Le dessin représente une corde en vibration sur plusieurs modes. En haut, c’est la fondamentale et en-dessous des harmoniques. On y voit deux ventres de vibration et un nœud, puis quatre ventres et trois nœuds. Ce pourrait être les modes de vibration d’une corde de guitare. Avec certainement un lien avec les niveaux énergétiques dans l’atome, ce qui expliquerait la présence d’un atome, juste à côté et la citation d’Einstein qui évoque la mécanique quantique. Dans cette vision de la physique, l’atome vibre sur des niveaux d’énergie harmoniques les uns avec les autres. Il va falloir que j’y réfléchisse.
L’enthousiasme gagnait Marcel comme à chaque fois qu’il sentait qu’il progressait sur un sujet. Tout excité, il se leva, se dirigea vers le réfrigérateur, en sortit une cannette de Coca-Cola… Light bien sûr, et il se mit à marcher de long en large pour rassembler ses idées.
A gauche, des dessins évoquaient un domaine un peu mystérieux :
- Un symbole bizarre, sorte de mandala mais beaucoup trop simple.
- La reprise de ce symbole dans une évocation de la création façon indienne, hindouiste ou bouddhique, il ne savait trop, mais de toute façon en lien avec la philosophie du yoga.
- En dessous tous les schémas des objets étaient impossibles. En effet, l’objet représenté qui ressemblait à un cube, s’il était bien dessiné sur la feuille, ne correspondait pas à un objet réalisable en trois dimensions. Quant à l’anneau de Moebius, c’était un peu le contraire, lorsqu’il était réalisé en trois dimensions, il devenait un objet réel avec une seule surface illimitée. Mystère que cet objet réel, qui se transformait en un concept irréel : un objet en 3D avec une seule surface en 2D, mais illimitée.
A droite, des représentations de la physique moderne, sous forme de dessins, de formules mathématiques ou de citations. Etaient ainsi évoquées la physique quantique et la relativité générale. Les deux domaines étant reliés par cette réflexion d’Einstein, « Dieu ne joue pas aux dés », qui était un peu énigmatique. En effet, bien qu’émanant de ce célèbre physicien en réponse à une question sur sa science, elle ne contenait que des concepts qui n’en faisaient pas officiellement partie, à savoir Dieu et le hasard, deux notions que notre façon de penser, basée sur le discours de la méthode de Descartes, avait rejetées. L’auteur de ce document avait sûrement voulu transmettre un message, y voir une signification. Mais il l’avait codé.
Plus il avançait dans ses réflexions sur ce document, moins Marcel pensait avoir affaire à un fake. Pour autant, il sentait qu’il lui manquait des éléments, qu’il n’allait pas y arriver seul avec ce dont il disposait. Il décida de répondre à ElleN09.
3
Hélène était retournée à ses occupations et ses passions. Elle adorait passer du temps dans la nature environnante et marchait en cet instant dans la forêt derrière chez elle. D’un naturel "perchée", comme disaient ses amis, elle avait tendance à voir des élémentaux partout, ou plutôt, elle aurait aimé en voir, mais elle se contentait d’en imaginer. On dit que certaines personnes peuvent les apercevoir. Ce serait des petits êtres en deux dimensions qui ne se montrent qu’aux gens réceptifs, paraît-il. Alors Hélène s’imaginait qu’il s’agissait d’individus évolués ou sensibles et faisait de cette capacité visuelle un critère d’avancement sur son chemin d’éveil spirituel. Des lutins, des elfes, des fées, des gnomes ou des leprechauns, elle en imaginait souvent dans tous ces lieux qu’elle qualifiait de druidiques ou chamaniques autour de sa nouvelle maison. Dans une cascade proche, elle estimait avoir capturé l’esprit de l’eau en photo. La plupart des personnes à qui elle montrait cette image n’y voyaient qu’une éclaboussure verticale dans une forme allongée, mais Hélène maintenait dur comme fer qu’il s’agissait d’une silhouette de vierge et que c’était l’esprit de cet entité, son corps éthérique disait-elle, qui modelait l’eau en plein rebond. Elle trouvait qu’elle avait eu une très grande chance de prendre cette photo et sur ce point elle n’était pas contredite tant il paraissait improbable de capturer une image si furtive. Pour l’heure, elle était dans cette sorte d’endroit, pour se ressourcer. Elle sentait qu’elle en avait besoin. En effet, malgré la beauté des lieux, elle ressentait toujours une certaine mélancolie, liée à son histoire personnelle. Non qu’elle regretta ses choix. Elle en était même assez fière. Avoir su s’émanciper, assurer au niveau professionnel et matériel, au point d’acquérir cette demeure, cela restait une grande réussite. Mais à un certain prix tout de même. C’est sa vie affective qui en avait été affectée.
- Ma vie affective a effectivement été affectée et ses effets m’ont affectée, se répétait-elle. Elle aimait jouer avec les mots. C’est cette faculté qui lui avait permis de se distinguer, tout d’abord comme bloggeuse, puis pigiste et enfin journaliste. Elle avait cependant quelques regrets concernant sa dernière relation amoureuse, interrompue par consentement mutuel. Elle ressentait plutôt une fin par jet de l’éponge, et même par le jet de deux éponges, et pas sur le sol, mais dans les figures. Pas très joli tout ça. Elle s’en voulait un peu de n’avoir pas réussi sur tous les tableaux, mais était-ce seulement possible ?
Toujours est-il que, la quarantaine approchant, elle savait qu’une porte était en train de se refermer. Etait-elle déterminée à ne jamais avoir d’enfant, puisque l’horloge biologique allait bientôt sonner la fin des débats ? Elle ne savait pas vraiment se positionner, comme si sa tête, son ventre et son cœur proposaient des argumentations différentes. Être mère devait être une expérience extraordinaire dans la vie d’une femme, et Hélène était persuadée que les hormones ne manquaient pas de le lui rappeler lorsque nécessaire, comme en ce moment où elle approchait cette fameuse barrière des quatre décennies. La perte récente de sa meilleure amie continuait de la travailler, avec une sorte d’urgence à vivre sa vie avec intensité et à ne pas passer à côté en se trompant de priorités.
Entre autre conséquence, elle remettait en question son activité professionnelle, ressentant une lassitude sur ce plan, l’impression d’avoir beaucoup donné, bien plus que nécessaire au vu de ce qu’elle estimait avoir récolté. Heureusement qu’elle était en télétravail, car même ainsi, c’était difficile. Elle se demandait même parfois si elle était vraiment légitime dans l’écriture de ses articles. Que transmettait-elle vraiment aux dizaines de milliers de lecteurs qui les lisaient ? Si c’était juste les inviter à participer à cette course folle à la réussite sociale ou matérielle, cela valait-il la peine ? Elle cherchait plus de sens dans sa vie. L’arrivée en montagne était un très bon point, mais elle ressentait que ce n’était qu’une étape. Grosse, grosse remise en question.
La crise de la quarantaine est-elle une réalité ou non ? Elle n’en savait rien, mais elle connaissait plusieurs amies qui avaient vécu ce passage avec, disons, pour le moins de fortes turbulences. Divorces, séparations, burn-out, envie de tout envoyer voler, les formes différaient mais le résultat avait à chaque fois été assez bouleversant, surtout pour les entourages.
Les coups de blues ne duraient guère chez Hélène, et son naturel gai reprenait vite le dessus. Pour l’heure, elle arrivait en haut du sentier et elle savait qu’allait s’ouvrir devant elle une belle vue sur les montagnes, et cela lui faisait toujours un grand effet. Dans ces conditions, elle se sentait submergée par la beauté de la montagne, par l’harmonie qui s’en dégage et à laquelle il lui suffisait de se reconnecter. C’était sa façon à elle de se ressourcer, de se reconnecter à son être intérieur, à cette source de vie et d’inspiration qu’elle sentait toujours en elle, à condition de prendre le temps de s’y arrêter.
Émue devant ce spectacle, elle laissait aller ses pensées au gré des vents. Adepte de la contemplation, elle ressentait cette pratique non comme la disparition des pensées, mais juste comme un apaisement. Pour elle, le mental est comme un étang. Lorsque l’environnement est trop agité, l’eau est trouble et il n’est pas possible de voir le fond. En calmant le mental, les poussières se déposent au fond et il devient possible de voir plus clairement ce qui se trouve sous la surface. L’agitation mentale, qui, d’après ce qu’elle avait lu, a pour origine l’ego et ses blessures, laisse alors la place à l’inspiration, qui vient d’une part plus élevée de l’être, peut-être le Soi, ou l’âme. Peu importe le nom, c’est l’essence qui compte.
Se laissant porter vers ce silence intérieur, une pensée survint à propos de ce coffre trouvé dans la salle d’en bas. Elle se rendait compte qu’elle était tout de même intriguée. Elle avait cru se débarrasser de la question en la postant sur des forums, mais il n’en fût rien. Une question, c’est comme une idée, à la différence d’une robe ou d’une salade, ce n’est pas parce qu’on la partage qu’on ne la possède plus. C’est de l’immatériel. Elle avait été intéressée par les nouvelles façons de penser qu’entraîne l’économie immatérielle et amusée de voir combien ses contemporains avaient du mal à en intégrer toutes les conséquences. Elle y avait d’ailleurs consacré un dossier dans une des revues auxquelles elle contribuait. Elle constatait dans ce cas précis qu’elle venait de raisonner à la façon de ceux qu’elle considérait comme étant encore dans un ancien mode de fonctionnement.
Non, elle le savait, elle ne se débarrasserait pas de la question des INVITATIONES AD UNIVERSUM sans frustration si elle ne parvenait pas à résoudre le mystère. C’est ainsi, elle se devait de l’admettre et, après tout, ce n’était peut-être pas si mal d’avoir un petit sujet à creuser.
Plongée dans ses réflexions, elle n’avait pas vu passer le temps ni la distance, et elle était de retour. Puisqu’il en était ainsi, autant regarder les choses en face. Elle se prépara un thé et alluma son ordinateur pour consulter ses messages. Elle espérait une réponse à la question qu’elle avait postée sur différents forums. Elle en avait plusieurs. Le simple fait de vouloir tout de suite vérifier l’arrivée de courriels répondant à son appel lui faisait prendre conscience de l’importance que cette question commençait à prendre dans sa vie. Une importance toute relative, soit, mais bien éloignée de l’indifférence à laquelle elle se serait imaginée être sujette, avec bien entendu l’insouciance dans son sillage.
Elle entreprit d’étudier chaque réponse. Au nombre de cinq, ce devait être assez rapide. En réalité, dans certains forums, sa question avait engendré une cascade de réponses qui divergeaient rapidement du sujet initial pour ne devenir qu’une partie de ping-pong lettré entre deux ou trois personnes et ce dans un niveau assez décevant.
Une réponse semblait plus intéressante. L’interlocuteur avait pris le temps d’étudier attentivement les symboles, citations et dessins de la plaquette et s’enorgueillait d’y avoir trouvé des réponses. Motivée et préalablement satisfaite, elle mit du temps avant de savoir que penser de ce qu’elle ressentait comme un salmigondis d’informations piochées sur internet et compilées d’une façon qui évoquait davantage un patchwork collectif de centre aéré qu’une thèse de troisième cycle. Elle dut se rendre à l’évidence, cet internaute ne lui apporterait que de la confusion. Il est des personnes qui ne supportent pas de ne pas avoir réponse à tout. Hélène en connaissait plusieurs. Elles lui rendaient souvent de grands services lorsqu’elle avait des questions précises, effectuant des recherches méthodiques et efficaces, et elle aurait aimé pouvoir compter sur elles. Mais elle sentait bien que le cas était différent aujourd’hui, le sujet étant très ouvert, trop ouvert, et ne permettant pas les réponses dichotomiques et tranchées qu’affectionnent ces profils.
Continuant son exploration, elle ouvrit alors la réponse d’un responsable de blog. Une réponse courtoise, polie, mais directe et plutôt avare en information. La première partie montrait que l’auteur avait commencé à étudier ce manuscrit et manifestait de l’intérêt, mais il conditionnait son investissement à l’établissement d’un dialogue par courriel interposé, mettant en préalable son besoin d’informations supplémentaires.
Hélène pensa alors forcément à la liasse de documents divers présents dans le coffre, qui devait contenir des informations fondamentales, mais inexploitables en l’état. Pouvait-elle partager ces informations ? Il lui fallait d’abord tester la fiabilité de cette personne. Elle décida de lui envoyer les trois premières feuilles du dossier le plus gros, dont de nombreux mots étaient incompréhensibles, car visiblement codés. Elle allait ainsi voir le niveau de détermination de cette personne et allait savoir si elle pouvait progresser plus loin dans une sorte de collaboration.
*
Les affaires n’allaient pas très bien pour Tony. Il avait accompagné plusieurs groupes cet hiver, dont des touristes australiens et des américains, qui avaient été subjugués par tout ce qui montrait que l’Europe est un vieux continent. C’était des villages et les cités médiévales qui les impressionnaient le plus, mais il faut bien dire que ce n’était pas son cœur de métier. Pour Tony, l’aventure, que ce soit avec un grand ou un petit "A", contenait toujours une part de risque et d’engagement physique. Il semblait que cela apparaissait clairement sur les documents de communication de sa structure et que c’était une manière de mettre une sorte de sélection à l’entrée. Pour lui, la qualité de ses sorties était prioritaire sur la quantité. Mais Sandrine, sa sœur jumelle, ne voyait pas les choses de la même façon.
Sandrine gérait l’affaire de son frère, avec qui elle s’était associée, et on peut dire que sur ce plan, elle avait vraiment quartier libre, car Tony n’aimait pas ce qui avait trait de près ou de loin à l’administratif ou à la gestion, et il le lui laissait volontiers. Pour lui, des américains, c’étaient des descendants des pionniers, des personnes motivées au point de traverser l’océan pour chercher l’aventure et le dépaysement. En outre, ces touristes vivaient une certaine aisance matérielle. Pour Sandrine, des américains, c’étaient avant tout une aisance matérielle, voire des cartes bancaires, puis des clients exigeants qu’il fallait satisfaire. Et elle percevait bien que si elle voulait fidéliser ces personnes, il fallait leur donner ce qu’ils voulaient tout en leur offrant des spécificités auxquelles ils n’avaient pas accès chez eux. Or, des montagnes, de la nature sauvage, les lieux d’où ils venaient en regorgeaient. Ce qui manquait, c’étaient de vieux monuments. Elle avait donc intégré des visites de cités médiévales dans le planning de la semaine. On dit qu’une fois n’est pas coutume. En l’occurrence, pour Tony, ces visites, qu’il abhorrait, ou tout au moins qu’il n’appréciait pas vraiment, étaient devenues inévitables. Il se disait parfois, lors de ses mauvais jours, qu’il devenait une simple agence de voyages organisés, et qu’au rythme auquel ça allait, il finirait par faire les tournées des restaurants des chefs étoilés pour retraités fortunés.
A chacun son exutoire. Lorsqu’il avait le blues, Tony allait dans la nature, non pas pour se reposer, mais pour se dépenser, souvent seul. Il aimait les activités physiques qui lui demandaient un investissement total. Lorsqu’il était dans une voie d’escalade, il était obligé de se concentrer. Tout son être intervenait dans son action et rien n’existait autour de lui. C’est particulièrement le cas lorsqu’il escaladait des voies en solo, c’est-à-dire sans aucune assurance. Il le faisait rarement, pour éviter que l’habitude émousse sa concentration, et n’était jamais seul pour cela. Dans ces cas, un ami de confiance l’accompagnait. Il lui arrivait cependant de faire de toutes petites voies en solo, mais cela devait rester exceptionnel. Pour pratiquer cette activité en toute sécurité, son entraînement était rigoureux. Il courrait souvent pour améliorer son souffle et son endurance, indispensables pour la continuité dans les voies ; il devait rester souple pour atteindre les prises les plus éloignées et avoir un excellent équilibre. L’escalade est un sport de pied et il est fréquent d’être en appui délicat et instable sur de petits gratons ou les pieds en adhérence tandis que les mains sont juste posées sur la paroi, sans véritables prises. Tony affectionnait particulièrement ces voies difficiles et subtiles. C’était sa méditation à lui. Invité un jour par une amie, il avait participé à quelques cours de yoga. Il avait apprécié d’apprendre à contrôler sa respiration, à se concentrer longuement et avait aimé la variété des exercices. Il en avait gardé plusieurs qu’il pratiquait chez lui. Mais il préférait la vraie vie. Pour améliorer son équilibre, il utilisait des sangles tendues entre deux points fixes, des arbres la plupart du temps. Cette activité, connue sous le nom de slake-line, était en vogue, ce qui lui permettait de se fournir du matériel plus adapté et moins cher que dix ans plus tôt. Il connaissait quelques amis fanatiques de ce sport qui faisaient de la high-line, certains français détenant d’ailleurs plusieurs records mondiaux. S’agissant de slake-line en haute altitude, il s’y était essayé mais n’avait pas persisté, trouvant l’activité trop particulière et nécessitant du matériel devenant un peu lourd à son goût. En revanche, il aimait passer du temps sur sa sangle de vingt-cinq mètres, tendue entre deux arbres près de chez lui. C’était pour lui un instant de pure méditation. Il aimait s’arrêter au milieu et ramener les bras le plus près possible du corps. Cela n’était réalisable qu’en étant très souple et bien droit, avec une respiration douce et des gestes très délicats. Il se sentait alors comme un danseur, le temps arrêté autour de lui dans cet espace où seul l’instant présent existe. Il n’était pas rare qu’après une telle séance, des idées lui viennent et lui offrent une direction pour continuer à se développer.
Aujourd’hui, justement, le printemps approchait. Il était temps de réfléchir à la façon de développer, voire de diversifier son activité. Sur sa sangle, ses pensées conscientes absorbées par le maintien de son équilibre, son inconscient, lui, explorait les possibilités nouvelles auxquelles il lui semblait qu’il n’aurait pas eu d’accès direct.
*
- Cette belle Hélène, elle me prend pour une poire ! se dit Marcel, accompagné d’un petit rire. Plaisanterie facile et triviale, qui ne volait pas haut. Mais il n’y a pas de mal à se faire du bien, et il vaut mieux rire de bêtises au raz des pâquerettes que d’être triste et sérieux. Telle était sa philosophie.
- Mais enfin, tout de même, comment peut-elle imaginer que je vais pouvoir extraire des informations intéressantes de ces trois pages codées ?
Même si ça fait du bien de râler, et Marcel ne s’en privait pas, il savait qu’en réalité, ces pages représentaient un challenge qu’il ne pourrait pas s’empêcher de relever. Sa première impression était étrange. Pourquoi avoir codés certains mots seulement ? A en juger par la typographie, il semblait que ces pages scannées l’avaient été à partir de documents anciens, tapés sur un vieux modèle de machine à écrire. Pourtant, c’était troublant, parce que la première page postée sur le forum, avec ces schémas et formules, était bel et bien récente, visiblement obtenue à partir d’un logiciel moderne de dessin et de mise en page. Il y avait là une contradiction. On aurait dirait que les documents dataient de deux époques différentes. Pourquoi alors avoir envoyé ces pages dactylographiées et codées en réponse à sa demande ?
Ces questions enfouies dans un coin de sa tête, Marcel se mit au travail.
Tout d’abord, saisir ces trois pages pour pouvoir les traiter. Un logiciel de reconnaissance de caractères et le tour était joué. Deux pages, police Times New roman, taille 12, interligne 1,5, ça nous faisait environ sept cent cinquante mots, dont une quarantaine étaient codés. Une première lecture le laissa dubitatif. Les mots cachés avaient été bien choisis. Il était impossible de trancher envers une direction ou une autre. Il pouvait aussi bien s’agir de recette de cuisine que d’un récit d’aventure ou d’une ébauche de thèse. Cette troisième option avait la sympathie de Marcel. C’était ce qu’il percevait en lisant en diagonale et, de plus, il n’avait pas envie de perdre du temps à lire les vacances de Monsieur Perlimpimpin. Et d’ailleurs, pourquoi alors avoir codé des mots ?
La deuxième étape consista à utiliser un logiciel pour essayer de casser l’encryptage. Il aurait pu s’y précipiter et passer le texte à la moulinette dès le début, mais il s’était rendu compte avec l’expérience qu’il est plus efficace de s’imprégner du texte codé, lorsque c’est possible, ce qui est rare quand tous les mots sont modifiés.
La difficulté dans le cas présent, c’était qu’il n’y avait qu’une quarantaine de mots codés. En supposant, ce qui serait une chance, que ce soit le même codage utilisé du début à la fin, cela ne faisait pas beaucoup de matière pour le décryptage. Assez peu de mots longs. Trop peu d’ailleurs. Marcel soupçonnait qu’ils avaient été séparés en deux, rendant la tâche plus difficile. Ainsi "séparément" est un mot de dix lettres du dictionnaire. Il fait partie des mots que testerait son logiciel en essayant les différents encodages et il était probable qu’il allait être proposé par l’outil après l’analyse. Mais si l’auteur avait préféré inscrire les mots "sépa" suivi de "rément" la tâche allait être bien plus difficile. Bien sûr, celui qui disposerait de la clé de cryptage comprendrait tout de suite de quel mot il aurait été question en voyant "sépa" "rément", mais sans cette clé, ça risquait d’être très compliqué.
C’est parti… Quelques minutes de calcul et il devrait avoir son résultat, sous la forme de mots proposés à partir de combinaisons.
Cela semblait marcher… Un peu. Le logiciel proposait des combinaisons de mots cohérents, mais il se perdait à chaque fois. Et comme il y avait peu de mots, c’était à Marcel de faire un lever de doute et de choisir quel codage avait été utilisé.
Ce que cela semblait indiquer, c’est qu’une clé d’encryptage simple avait été utilisée, comme avant l’existence des ordinateurs. L’auteur aurait utilisé une combinaison élémentaire des lettres de l’alphabet. Il était possible qu’il n’ait codé que certains mots pour des raisons d’efficience. En effet, il aurait choisi de ne cacher que les termes porteurs de sens pour éviter l’exercice répétitif de codage pour chaque mot, y-compris les plus simples. Ce qui aurait aussi eu pour conséquence de rendre le décodage plus difficile, mais ce n’était peut-être pas le but initial.
Le résultat, c’était que Marcel disposait d’une bonne vingtaine de possibilités de codage et qu’il avait vraiment du mal à en tirer quelque chose. Plus ça allait, plus il était convaincu que l’auteur avait coupé des mots et qu’il avait dû dissimuler la clé de cryptage quelque part.
Il lui fallait reprendre contact avec Hélène. Et gagner sa confiance.
4
- Voilà quelqu’un de sympa, se dit Hélène.
Déjà, il s’était présenté sous sa véritable identité, tout au moins son prénom, alors qu’il aurait pu rester dans l’anonymat de son pseudo. Ensuite, il avait répondu vite, sans la faire mariner durant des jours comme l’auraient fait certains et il lui avait dit sans détour que son problème l’intéressait et qu’il aurait du plaisir à essayer de le résoudre. Il ne lui demandait rien en échange, ce qui n’était pas désagréable non plus.
Par ailleurs, Marcel avait même indiqué son numéro de téléphone, lui prouvant ainsi son ouverture et sa bonne foi. Cette attitude favorable et la bonne disposition d’Hélène avaient permis d’enclencher une dynamique de coopération timide. Quelques jours plus tard, Marcel envoya à Hélène un courrier lui résumant sa compréhension du dossier, basée sur les documents qu’il possédait et qu’il pouvait comprendre, dont la reproduction de la plaquette représentait le socle. Cet évènement avait constitué le déclencheur pour une véritable coopération.
Chère Hélène,
Tout d’abord, je vous remercie de m’avoir envoyé vos documents complémentaires. Je n’arrive pas à les exploiter aujourd’hui mais je crois qu’il doit y avoir un moyen et qu’il se trouve dans le coffre que vous avez évoqué.
En attendant, voici ce que je comprends de ce dossier, à partir de la feuille que vous avez postée avec les formules et les dessins. J’en profite pour rajouter les questions que je me pose.
La feuille a deux parties : à gauche, j’y comprends pratiquement rien. Il y a un foutrac d’informations qui ne devraient pas être ensemble : le dessin rond qui ne veut rien dire pour moi, qu’on retrouve en-dessous avec Prakti et Purusha et des dessins d’illusion d’optique. Soit c’est n’importe quoi, soit ça m’échappe.
Alors à droite, ça va mieux pour moi.
En haut, c’est une représentation d’un atome, l’atome de Bohr. En-dessous, je pense que ce sont des modes de vibration sonores, avec la fondamentale et les harmoniques. L’auteur voulait sûrement dire quelque chose en rapport avec la physique quantique, mais je ne sais pas encore quoi.
En-dessous, les dés, la tirade d’Einstein qui dit « Dieu ne joue pas aux dés », qui elle porte à coup sûr sur la mécanique quantique et l’équation fondamentale de la gravitation, également attribuée à Einstein, qui modifie la façon de voir l’espace et le temps.
J’ai du mal à relier tout ça, alors je vous mets en vrac les réflexions que ça m’inspire.
Bon, la physique quantique, ça a été découvert au début du siècle précédent. Alors qu’on pensait que la lumière c’était juste une onde, les physiciens ont trouvé que c’était aussi une particule, qu’ils ont fini par appeler le photon. Le truc, c’est un certain Planck qui a proposé que l’énergie, sous forme de lumière, était faite de petits paquets. Il paraît que ça a expliqué plein de trucs, mais qu’ils se sont vraiment arraché les cheveux pour se mettre d’accord. Einstein et Bohr ont discuté durant des décennies sans parvenir à se mettre d’accord. Pendant ce temps, les autres physiciens, ils s’en foutaient parce que le truc, c’est que ça marchait.
En fait, après avoir trouvé que la lumière, c’était des particules, un autre physicien, de Bröglie, a proposé que les particules, par exemple l’électron, c’était aussi une onde. La monnaie de la pièce en quelque sorte. Mais le truc, c’est que comme l’électron est plus lourd que le photon, il a plus d’énergie et, d’après le truc de Planck, ça veut dire que sa longueur d’onde est plus petite. Bon, c’est pas évident à comprendre, mais ça marche, puisque c’est grâce à ça qu’ils ont inventé le microscope électronique, qui se sert d’électrons à la place de la lumière, et qui a effectivement un pouvoir séparateur bien meilleur que le microscope optique.
Bon, je suis d’accord, Hélène, pour dire que tout ça c’est peut-être du chinois pour vous, mais le truc à retenir, c’est que la physique quantique, elle mélange le fait que la lumière soit une onde, comme on le savait déjà, et le fait que l’électron en est aussi une. Là où ça peut peut-être avoir un sens, que nous devons trouver, c’est pourquoi ce mec a foutu ces dessins d’onde et cette clé de sol sous l’atome. Je suis sûr qu’il y a là une clé, et pas que de sol.
Hélène sentait d’après le ton de la lettre, qu’à mesure qu’il écrivait, Marcel s’était laissé aller et, entraîné par son enthousiasme, son style écrit ressemblait de plus en plus à ce que devait être son oral, qui était assez libre dans la forme, et aussi un peu dans le fond.
En fait, l’atome en vision quantique, c’est un électron autour d’un proton. C’est l’atome le plus simple. La grande révolution de l’époque, c’était de dire que cet électron pouvait avoir plusieurs niveaux d’énergie et que cela correspondait à des fréquences différentes, comme ce qu’avait suggéré Planck avec la quantification de l’énergie, et comme on le voit dessous avec les modes de vibration.
Ce mec veut dire quelque chose, mais, nous, on n’a pas grand-chose.
Parce que le reste, c’est une équation de la relativité, qui modifie la façon de voir l’espace et le temps. C’était une grande découverte à l’époque, mais je ne vois pas ce que ça peut faire là, à côté de la physique quantique puisque, même aujourd’hui, les physiciens n’arrivent pas à faire coucher ensemble la physique quantique et la relativité. Alors, je ne sais pas de quand datent ces documents mais, à en juger par les caractères de la machine à écrire, ça a plusieurs décennies. Donc, à l’époque, je ne vois pas comment un gars pouvait mettre ça en lien.
Et puis alors, le coup du Tao et de l’hindouisme, alors là, c’est trop. Le mec, il devait être complètement perché. Je sais que Niels Bohr avait mis le signe du Tao dans son blason et que d’autres physiciens s’étaient intéressés à tout ça, mais c’était une élite, et je ne vois pas pourquoi notre gaillard en aurait fait partie ou les aurait connus.
Voilà, ma chère Hélène, l’état de mes réflexions. J’espère que vous voudrez bien excuser le caractère un peu brouillon de mes explications, ainsi que le mode expéditif des explications, mais je dois reconnaître que ce n’est pas encore très clair pour moi. Il faut d’ailleurs que je révise un peu ma physique, j’ai probablement glissé quelques erreurs ou imprécisions dans mon raisonnement.
Je vous prie d’accepter, Mademoiselle, l’expression de mes salutations distinguées.
Marcel M.
La dernière phrase, très conventionnelle et surannée, fit sourire Hélène. Bien qu’ayant un peu étudié la physique avant son baccalauréat, elle devait reconnaître qu’elle ne comprenait pas tout ce charabia, mais qu’elle l’avait lu avec plaisir. Les mots avaient coulés sur elle comme une caresse dont elle avait perçu la douceur sans vraiment se soucier de leur sens. Il lui semblait que cet homme savait vers où aller et cela lui suffisait pour se sentir épaulée.
Après ce courrier, elle était bien décidée à essayer d’en savoir plus et surtout à donner à Marcel des éléments lui permettant d’avancer dans sa recherche. Elle retourna étudier les différents documents du coffre.
Elle n’avait pas vraiment porté attention aux coupures de journaux et décida de les étudier un peu plus.
Déjà, se dit-elle en se demandant pourquoi elle n’y avait pas songé plus tôt, en cherchant bien, elle devait pouvoir trouver une date.
1975 ! Les coupures s’étalaient sur quelques années avant et après cette date.
Il s’agissait la plupart du temps d’extraits de revues scientifiques, plus particulièrement de physique. Marcel avait peut-être eu une bonne intuition en évoquant les physiciens de cette époque. Notre mystérieux personnage s’intéressait de près à cette discipline. Hélène imaginait qu’il se tenait très au courant, voire même qu’il connaissait, pourquoi pas, certains de ces protagonistes dont il était question dans les articles.
Une petite brochure attira son attention. Il ne s’agissait pas d’une publication scientifique, mais juste d’un petit article d’un journal d’informations. On pouvait lire en gros :
"Disparition d’un physicien suisse". S’en suivait une description précise d’un fait divers. Chose étrange, le nom de ce scientifique avait été découpé, comme si l’auteur avait voulu cacher son identité. On y apprenait que cet homme travaillait sur la structure de la matière et l’énergie sous diverses formes. Qualifié d’original par la communauté scientifique, ses découvertes avaient fait débat. Certains disaient qu’il s’égarait et sortait du domaine de la science orthodoxe. Il était spécifié dans l’article les positions en faveur du respect de la nature de cet amoureux de la montagne, également alpiniste chevronné à qui on devait l’ouverture de plusieurs grandes voies d’escalade dans les Alpes.
Elle avait dû relire plusieurs fois ces quelques mots, en essayant d’en comprendre les implications. Le mystérieux personnage qui avait caché le coffre et ce physicien volatilisé étaient-ils une seule et même personne ? Cela se pourrait bien. Pour une raison qu’elle ignorait, Hélène imaginait bien que cet homme aurait pu quitter son ancienne situation et aller se réfugier dans sa région, sous une sorte d’anonymat.
Elle scanna l’article en vue de l’envoyer à Marcel.
Elle y ajouta une copie de la feuille rangée dans la boîte, en se disant que ce document devait être important pour justifier cette place. Cette feuille était emplie de formules, mais aussi d’une étrange succession de lettres semblant sans signification, suivie de deux nombres. En repensant à ce que lui avait écrit Marcel à propos d’un codage, il lui vint l’idée de compter les lettres. Vingt-six. Tiens, comme l’alphabet. Elle vérifia alors en cherchant les lettres et elle les trouva toutes, une fois chacune seulement, dans un ordre différent de celui habituel. Bien que n’étant pas férue de romans policiers ou d’espionnage, il ne lui était pas difficile d’imaginer que cette succession de lettres permettait de coder un message de façon triviale.
Elle envoya le tout à Marcel, ainsi qu’une quinzaine de pages du dossier.
La réponse du parisien était en deux temps. Le jour même de l’envoi, Hélène reçut confirmation que la succession de lettres était bien un codage simple et que Marcel avait vérifié qu’il correspondait à une des possibilités qu’avait trouvées son logiciel. Mais il lui faudrait attendre quinze jours pour avoir la suite. Dommage, il lui avait mis l’eau à la bouche.
*
Tony avait tout de suite accepté la proposition de son ami Philippe lorsqu’il lui en avait parlé. Quelle aubaine ! Un employé départemental étant en convalescence de longue durée à la suite d’une opération chirurgicale, de nombreux travaux avaient dû être reportés. Mais certains ne pouvant attendre, il avait été fait appel à du personnel ponctuel, et Philippe avait tout de suite pensé à lui. En l’occurrence, il s’agissait de préparer la saison touristique.
Tony aimait son pays. C’était une région offrant de très nombreuses activités de nature. On pouvait y pratiquer la randonnée pédestre, en forêt ou en montagne, l’escalade, la spéléologie, le cyclisme et le VTT, le rafting, le canoë et le kayak, le parapente, le vol libre et beaucoup d’autres choses, sources de plaisir bucolique. Et cela ne se limitait pas à ces loisirs sportifs. Chaque week-end des cortèges de motos ou de voitures anciennes sillonnaient ses routes sinueuses lors de rallies ou sorties organisées. Sans compter l’inévitable défilé, qui a fait de la vallée une véritable voie de circulation ininterrompue, au grand damne des natifs, comme Tony, dont seule une faible proportion était restée sur place depuis la crise du textile. Département industriel au siècle dernier, la région misait aujourd’hui sur son patrimoine naturel et touristique.
C’est dans ce contexte que Tony et Philippe avaient pour mission de vérifier, entretenir et améliorer les chemins et voies de promenade destinés aux touristes à pied, à vélo ou à cheval, voire avec des ânes. Une part du travail devait s’effectuer avec le véhicule départemental, lorsque l’accès était possible, mais il fallait souvent accéder autrement, notamment pour vérifier et réparer le balisage. Le débroussaillage était parfois manuel, avec la machette et la tronçonneuse, mais le plus souvent, les bords de route étaient nettoyés mécaniquement avec le véhicule dédié.
Au programme de la semaine pour nos deux amis, les sentiers des gorges à dégager, les chemins communaux autour du lac, le balisage vers le château, et le nettoyage de plusieurs jardins à la française dont les buis avaient été dévastés par la pyrale du buis.
Contrairement à ce qu’avait anticipé Tony, cette expérience ne fût pas aussi plaisante que prévue. Non pas au niveau du temps, qui fût très agréable, plutôt du genre chaud et beau, pas plus que sur le plan du travail, car Tony n’était pas avare à l’effort et les tâches étaient de celles qu’il affectionnait. Non, Tony avait eu un coup au moral en voyant en ce printemps, se réveiller cette nature d’une façon qu’il avait trouvée inhabituelle. Il faisait partie de cette génération qui avait entendu parler du réchauffement climatique et des impacts écologiques à venir depuis son enfance, donc on aurait pu imaginer qu’il était préparé. Mais c’était comme s’il s’en était rendu compte d’un seul coup cette semaine, de façon assez violente. Cela avait commencé par sa visite du lac, qu’il connaissait depuis son enfance. Mis en eau en 1984, il séduisait par la superbe vue qu’il offrait depuis une de ses rives sur le massif. Souvent comparé à un lac du Canada grâce à cette coexistence de l’étendue bleue et des montagnes, il constituait un cadre très calme et très agréable.
Or, ce lac était presque vide lorsque Tony l’avait longé à vélo cette semaine. Il n’avait pas eu l’occasion d’y aller depuis plusieurs années et cette vue triste évoquait, avec son sol argileux fendu d’immenses crevasses, l’aridité et la mort d’un désert plutôt que cette arrogante vitalité de la nature sauvage à laquelle il était habitué. Croyant avoir affaire à une vidange de maintenance, il avait appris par les quelques passionnés sur place que non, c’était bien la sécheresse récurrente de ces deux dernières années qui était à l’origine de ce triste tableau.
- Mon pauvre monsieur, tous les lacs sont à sec et les cours d’eau ne s’en portent pas beaucoup mieux. Celui-ci alimente une retenue, qui est dramatiquement bas également. Les lacs de montagne sont presque à sec et il ne tombe plus de neige en hiver, lui avait-on répondu avec tristesse.
Ce fût comme une prise de conscience pour lui, révélant une réalité qui s’était installée en douceur, sans à-coup, ce qui avait favorisé une sorte d’anesthésie molle de laquelle il sortait d’un coup. Les forêts de buis dévastés par la pyrale avaient encore enfoncé le clou. Tandis qu’il appréciait cette espèce végétale robuste qui se plaisait dans les rochers et qui se reconnaissait à sa forte odeur très spécifique, les lieux qu’il aimait n’étaient plus que des forêts fantômes avec ces bois secs encore tout entremêlés des fils de la mortelle chenille et des poussières de décomposition de ces arbustes dans ce qui ressemblait à une lente agonie. La pyrale se nourrit exclusivement de buis et n’a pas de prédateur naturel en France, si ce n’est le frelon asiatique, qui est une espèce invasive détruisant nos abeilles domestiques. On croît rêver. On tombe vraiment de Charybde et Scylla en ce qui concerne l’impact de l’humanité sur la nature.
Quel monde offrira-t-on aux enfants ?
Telles étaient les réflexions de Tony, contribuant à sa baisse passagère de moral. Ceci dit, Tony n’ayant pas d’enfant et étant d’un naturel enthousiaste, il avait vite rebondi. La question resta dans un coin de son cerveau. Tant que ça ne l’empêchait pas de s’éclater dans ses activités, il n’y avait pas péril, aimait-il se répéter.
*
Hélène attendait la réponse de Marcel. Elle avait essayé d’utiliser le code inscrit en bas de la feuille de la boîte, puisque Marcel lui avait dit l’avoir fait. Mais elle avait vite renoncé. D’une part, cela s’était avéré être laborieux. Ne disposant pas d’un ordinateur équipé du bon logiciel, ni du savoir-faire dans ce domaine, cet exercice s’avérait très difficile pour elle. D’autre part, elle ne parvenait pas à comprendre le sens des phrases une fois décodées. Elle avait préféré renoncer et attendre après son interlocuteur providentiel.
La réponse lui parvint un mercredi soir, si tard qu’elle n’en prit connaissance que le lendemain.
Ce n’était plus un message codé d’un sombre inconnu, ni des extraits d’informations issues d’un scientifique mystérieux et hermétique, c’était du Marcel, c’est-à-dire du vocabulaire d’un passionné d’informatique et des résolutions de mystère s’adressant à un confrère ou un abonné. Autant dire qu’il lui fallut un certain temps, plusieurs relectures et un bon thermos de thé vert pour arriver à en extraire un ensemble se tenant et ayant du sens pour elle.
Comme elle commençait à s’en douter, le coffre avait en effet été caché dans les années 70 par un physicien suisse qui travaillait en recherche fondamentale sur l’énergie. Ses travaux portaient sur le développement de l’énergie atomique. Bien qu’il ait été attiré par ce domaine pour des raisons de passion et de curiosité de scientifique, il s’était peu à peu retrouvé aspiré par d’autres sujets, et Marcel n’avait pas trop compris lesquels, ce qui s’était traduit par un désintérêt pour son travail et un désir de changer de vie. Aujourd’hui, on parlerait sûrement de burn-out ou bore-out, mais ce n’était pas le cas à l’époque.
Il s’était alors retrouvé en montagne, précisément dans la maison d’Hélène. Retiré de la recherche fondamentale, il avait travaillé, sous une autre identité, dans des centrales hydrauliques, comme expert scientifique et responsable de travaux. Parallèlement, il avait volontairement dissimulé ses découvertes en différents endroits, pour qu’elles ne soient mises à jour que dans des circonstances particulières. L’idée de base ressemblait à un parcours initiatique. En lisant le texte de Marcel et en essayant de comprendre, Hélène avait l’impression de se retrouver tel un chevalier à la conquête du Graal, devant démontrer sa bravoure, son intégrité et sa foi pour prouver qu’il était digne d’accéder à ces ultimes secrets alchimiques.
- Apparemment, ce scientifique que, allez savoir pourquoi, Marcel appelle "le professeur Clair-de-Lune" dans ses courriels, aurait dissimulé ses écrits en plusieurs endroits. Il justifiait cela en disant que ce qu’il avait découvert ne devait être mis qu’entre les mains de personnes le méritant. Pour cela, il suffirait de trouver les cachettes, et elles étaient désignées dans le texte codé, s’était-dit Hélène. Mais ce n’était pas si simple.
- Tu ne peux pas imaginer ce que peut inventer un physico-mathématicien quand il s’agit de créer un dispositif astucieux mais somme toute logique pour cacher quelque chose. Sûr que celui qui va le trouver devra être digne d’un Sherlock Holmes, avait indiqué Marcel.
Hélène ne pût s’empêcher de se demander si le plus important n’aurait pas été de garantir une intelligence du cœur, ou émotionnelle, ce qu’on appelle le QE, quotient émotionnel, plutôt qu’un simple QI. Des monstres de méchanceté peuvent être extrêmement intelligents, cela ne les empêche pas de vouloir du mal, voire de tuer ou d’élaborer des stratagèmes diaboliques.
Toujours d’après ce qu’avait pu retranscrire Marcel du dossier, dont il avait par ailleurs transmis une copie à Hélène, il semblait que le professeur ait fait des découvertes et établit des liens entre plusieurs disciplines, dont la physique et la psychologie. Etant selon toute probabilité, un chercheur éclectique, il avait fait le parallèle entre l’observation du monde, avec ses lois de la physique et de la nature, et les comportements humains, établissant un nouveau référentiel faisant le lien entre l’être humain et l’univers.
En pratique, le professeur expliquait avoir réparti ses connaissances dans plusieurs lieux, correspondant aux sept éléments de sa découverte sur le plan humain. Il parlait d’invitations de l’univers, ce qui correspondait à la citation en latin de la plaquette. Marcel n’avait pas tout saisi pour l’instant. Il avait constaté que le code dont il disposait, celui qui était dissimulé au bas de la deuxième feuille de la boîte, lui permettait de décoder les premières pages. Les vingt-six lettres représentaient le codage, très simple, mais il ne fonctionnait pas tout le temps. Le premier nombre indiquait le nombre de fois que ce code devait être utilisé et le deuxième fournissait le décalage à appliquer pour poursuivre le décodage. Avec cette technique, pourtant très simple, Marcel avait compris pourquoi sa recherche informatique n’avait pas été concluante. Il avait pu décoder les premières pages, mais pas plus. A partir d’un moment, ça ne marchait plus du tout, et c’était prévu ainsi. Il avait cependant extrait de nombreuses informations du document transcris, difficiles à saisir à la première lecture.
Hélène commençait à y voir plus clair. Elle était à la fois intriguée et stimulée par ces nouveaux éléments, mais avait besoin de les mettre en forme. Une partie concernait la stratégie de dissimulation des informations. Une autre donnait des données concrètes pour progresser, et de toute évidence, le professeur comptait guider l’explorateur à travers ses découvertes pour avancer et trouver les cachettes. C’était une sorte de jeu de piste dans lequel il n’était possible d’accéder à une étape que lorsque la précédente était acquise et intégrée.
Concernant ce qu’Hélène avait tendance à appeler le référentiel du professeur, elle avait mis en place, sur la base des écrits de Marcel, une fiche explicative contenant les informations qu’elle avait regroupées.
Elle indiquait que le référentiel parlait de sept invitations de l’univers qui concernent tous les éléments de l’univers, depuis l’atome jusqu’aux structures les plus grandes, comme les galaxies, ou les plus complexes, en passant par la chimie, la biologie, les règnes végétaux et animaux et ainsi de suite. On en déduit que l’être humain et ses réalisations ou organisations en fait partie.
Elle a aussi noté que la découverte et la compréhension d’une invitation menait à la suivante.
Et pour conclure, elle reproduisit le symbole des sept invitations, que voici.
5
Dès le début, l’histoire commençait mal pour Marcel avec la première invitation.
Il en avait trouvé la formulation :
Se reconnecter à la source.
Il en avait vu la représentation dans le symbole :
Et il avait mis à jour le raisonnement du professeur.
Mais il n’avait pas tout compris.
- C’est quoi cette source ? Ça veut dire quoi, se reconnecter à la source ? Il sentait qu’il pouvait utiliser son imagination ou son intuition, mais il avait pris l’habitude d’écarter ses ressentis pour ne faire confiance qu’à ses raisonnements. Son esprit rationnel, n’offrant que très peu de prise à la rêverie, préférait de loin être convaincu par des arguments démontrés et indiscutables. Le beau, l’esthétique, l’harmonie, tout ça, il estimait que c’était bon pour les crédules ou les fillettes qui voulaient encore croire au prince charmant, mais pas pour lui. Lui, il n’était pas perché. Il avait les deux pieds bien sur terre. Après tout, s’il administrait un site de zététique, c’était pour lutter contre toutes ces billevesées en vogue aujourd’hui et le retour de superstitions qui auraient dû être rayées de nos référentiels pour toujours, et depuis longtemps déjà. Mais alors là, pour Marcel, le professeur, il était bien perché, d’où le surnom de professeur Clair-de-Lune qu’il lui avait attribué.
Tout de même, il y avait un problème. Ce professeur Clair-de-Lune, il était perché, oui, peut-être, mais il était au fait des avancées de la physique à son époque, ce qui, même aujourd’hui, n’était pas à la portée de tous, et il avait pris soin d’établir son raisonnement sur des étapes solides et compréhensibles.
Marcel remit à plat ce qu’il avait entrevu du raisonnement du professeur le menant à cette invitation à se reconnecter à la source.
Au départ du raisonnement, le professeur prenait en compte l’énergie :
« Dès l’origine, le tout début juste après le Big Bang, avant même la constitution de la matière telle que nous la connaissons, l’univers baigne dans l’énergie. Les échanges énergétiques sont incessants. La matière elle-même n’est que de l’énergie condensée, comme l’a démontré Einstein avec sa fameuse formule E=mc². »
Ensuite, le professeur parlait des niveaux énergétiques d’une particule piégée dans un puits de potentiel, comme par exemple un électron restant accroché à un proton, ce qui est le cas dans tous les atomes, la structure même de la matière. Cela était connu par Marcel, qui il l’avait étudié à l’université. C’est ce qui expliquait l’existence du dessin de l’atome en haut de la feuille envoyée par Hélène.
« Puis, on apprenait que les niveaux énergétiques d’un électron dans un atome ou une molécule se déclinaient en un niveau fondamental et des harmoniques, faisant alors un parallèle avec la musique.
Il en déduisait qu’une forme d’harmonie est partout, tout au moins en potentiel. Sa recommandation était alors d’apprendre à retrouver cette harmonie en nous de sorte à vivre avec davantage de sérénité. Pour cela, il estimait que nous avons tous la possibilité, d’une façon ou d’une autre, de nous reconnecter à la source, sous-entendu de toute création, pour vibrer en harmonie avec elle. »
C’est là que Marcel commençait à décrocher. Il comprenait le raisonnement, il voulait bien être ouvert et l’accepter, mais il ne voyait guère comment mettre cela en pratique.
Le professeur Clair-de-Lune faisait par ailleurs un parallèle avec Albert Einstein. Et il en parlait, non pour relater ses travaux en physique, mais parce que c’était un bon joueur de violon, qui aimait faire de la musique pour se détendre. Or, un violoniste, pour éviter de créer des sons dissonants désagréables à l’oreille, était obligé de poser précisément ses doigts pour que les notes émises soient harmoniques les unes par rapport aux autres. On pouvait dire en quelque sorte qu’il devait quantifier les sons, en ne prenant pas toutes les valeurs possibles, mais uniquement celles qui sont agréables à l’oreille. Et c’est le même type d’équation qui gère les niveaux énergétiques dans l’atome et les fréquences harmonieuses sur une portée musicale. Sauf qu’il n’était pas nécessaire de savoir calculer pour reconnaître si les notes étaient justes ou non. Le professeur prenait l’exemple d’Einstein pour affirmer qu’il accédait à la quantification de l’énergie par le calcul, basé sur son intellect, et par le ressenti, avec son violon, basé sur son émotionnel. Aujourd’hui, on parlerait plus volontiers d’utilisation des hémisphères droit et gauche du cerveau.
Le raisonnement s’éloignait ensuite un peu pour aller explorer les philosophies orientales. Il y était alors également question d’énergie, plus précisément de circulation d’énergie. Dans la tradition chinoise, le Qi Gong évoque le Qi, ou Chi, qui serait une forme d’énergie présente en tout, donc y-compris en l’homme, et cette discipline apprend à ressentir et canaliser ce Qi. Ce dernier serait partout et à l’origine de toute la création. On retrouvait donc les mêmes idées que celles de la physique ou de l’astrophysique, mais avec une sensibilité différente. Le maintien de la santé était conditionné à cette circulation d’énergie, à travers les méridiens du corps, l’acupuncture étant l’outil permettant de garder ou rétablir un corps en bonne forme et en harmonie.
Toujours en philosophie orientale, cette fois-ci en Inde, l’énergie y était aussi un concept fondamental. Il était présent dans l’air sous une forme appelé prana et le yoga était l’art de rétablir une bonne circulation d’énergie.
Le professeur, à travers ses écrits, faisait ainsi naviguer le lecteur entre culture occidentale, appuyée sur la physique et les sciences et philosophie orientale. Cette approche déstabilisait Marcel qui avait toujours préféré baser ses connaissances et ses compréhensions exclusivement sur du dur, du démontrable. Le ressenti de la circulation du Qi ou du prana lui était complètement étranger.
Marcel soupçonnait qu’il existait un fond de vérité, une sincérité dans les écrits qu’il découvrait, mais il devait bien admettre que ce n’était pas du tout dans son mode de fonctionnement habituel, et il préférait ne pas chercher à tout comprendre plutôt que d’essayer, d’échouer et de tout jeter aux orties.
Il mit tout cela en forme et l’envoya à Hélène.
*
Pour Hélène, ce n’était pas le même scenario. Se reconnecter à la source pour y retrouver l’harmonie était pour elle une évidence. Elle le savait, elle le sentait quand elle était juste ou non. Elle avait alors conscience qu’à ces moments, elle était connectée. Elle ne l’expliquait pas, mais c’était une réalité éternelle. Comment expliquer la beauté et la quiétude d’un coucher de soleil ? Pourquoi chercher à analyser ce qui la mettait en émoi dans un poème, ou la raison pour laquelle elle avait les larmes aux yeux en écoutant une sonate de Bach ?
Cette première invitation de l’univers, elle la sentait bien. Elle l’avait toujours sentie, intuitivement. Quand elle dansait, quand elle méditait, quand elle dessinait, tous ces moments d’extase incompréhensibles, qui ne relevaient pas de l’explicable ni du quantifiable. Même si elle n’était pas surprise du lien avec les philosophies orientales, elle n’imaginait pas qu’il soit possible de trouver un rapport entre des connaissances scientifiques rationnelles, issues de calculs basés sur des modélisations mathématiques, et cet état qu’elle avait l’habitude de qualifier de connecté. Elle savait quand elle était juste et aussi, et c’était hélas très courant, lorsque ce n’était pas le cas. Lorsqu’elle s’oubliait, lorsqu’elle se lâchait et se laissait aller à ses émotions les plus dures, lorsqu’elle n’agissait plus à partir de son centre, de son être intérieur qu’elle ressentait comme juste, mais à partir de ses peurs, de son ego.
Quelques jours plus tard, elle reçut un courriel de Marcel. Il avait continué à déchiffrer le dossier et avait trouvé des informations très intéressantes.
Le professeur avait conçu sa démarche de sorte que la découverte et la compréhension d’une invitation soit absolument nécessaire pour pouvoir accéder à la suivante. Il semblait qu’il ait eu une attitude ambiguë. Il avait caché les messages, mais il souhaitait vraiment qu’ils soient trouvés. En même temps, il avait mis en place des procédés se voulant difficiles à percer et il ne pouvait s’empêcher de guider les explorateurs venant vers lui. Tout cela évoquait dans plusieurs aspects un parcours initiatique.
Il informait, dès le début du dossier, donc de la recherche, que les invitations à trouver étaient au nombre de sept et qu’il existait des petites boîtes contenant les codes pour continuer à décrypter les documents du dossier.
En lisant cela, Hélène sentit monter en elle le désir d’aller chercher la boîte trouvée dans la cheminée pour l’observer plus attentivement. Focalisée sur son ouverture et son contenu, elle n’avait pas étudiée l’objet lui-même.
C’était un petit coffret en bois précieux, finement ciselé. Sur le couvercle, elle retrouva le symbole des sept invitations, mais en regardant de plus près elle constata que le cercle central était creusé. Il s’agissait donc d’un disque et non d’un cercle. Cela renvoyait au dessin que lui avait envoyé Marcel sur lequel le cercle central était grisé.
Ouvrant la boîte, elle examina alors l’intérieur. Elle dût tout d’abord la nettoyer car elle était couverte de poussière de papier et patinée par les années. En frottant avec délicatesse la face interne du couvercle elle vit apparaître l’inscription suivante :
Se Reconnecter à la source
Il s’agissait bien de la boîte associée à la première invitation, repérable par son symbole à l’extérieur et sa formulation à l’intérieur.
Nul doute pour Hélène qu’il devait exister six autres boîtes, qu’elle allait devoir rechercher avec l’aide de Marcel. Elle décida alors de lui transmettre ses découvertes. Elle avait fait son choix. Les autres sites sur lesquels elle avait posté sa question ne lui ayant pas apporté de réponse satisfaisante et se sentant de plus en plus en confiance avec Marcel, elle décida de ne pas perdre de temps à explorer d’autres options. Son tempérament était de faire assez vite confiance.
Après avoir envoyé son courriel, elle ouvrit sa boîte de réception et constata qu’elle avait reçu un long message de son interlocuteur parisien. C’était à n’en pas douter la description de ces nouvelles informations qu’il lui avait annoncé avoir découvertes.
En commençant à lire, Hélène sentit qu’elle se relâchait. Elle comprenait tout, trouvait les explications fort intéressantes, passionnantes même et dans un registre bien plus agréable pour elle. Il était question de la stratégie à mettre en œuvre pour trouver les autres invitations, ce qui, pour elle, sous-entendait les autres boîtes, et en premier lieu celle qui correspondait à la deuxième invitation. En sentant sa détente, elle réalisa qu’en fait les explications trop rationnelles la stressaient et qu’elle préférait vivre sur le mode du ressenti que dans les considérations intellectuelles. Aller à la recherche des boîtes et de leurs mystères la motivait. Comprendre les invitations de l’univers, si cela signifiait devoir réfléchir et appréhender des raisonnements trop pointus, la branchait beaucoup moins. Elle se demandait si elle allait pouvoir toutes les aborder avec sa sensibilité, comme la première, car alors ce serait très motivant et intéressant
Le texte de Marcel, issu des écrits du professeur, ressemblait à un tableau de bord ou un guide de rallye, avec des instructions très précises. En l’occurrence, le professeur recommandait simplement de se rendre à un lac de montagne précisément indiqué et d’expérimenter la première invitation, et garantissait que celui qui était alors capable de vivre la deuxième invitation trouverait ce qui était caché.
Il lui fût facile de localiser ce lac grâce à une recherche sur internet. Mais comment aller plus loin ? Elle ne se voyait pas se rendre seule là-haut, en montagne. Et pour quoi faire ? Expérimenter la première invitation, ça veut dire quoi ? Devait-elle aller méditer ? Dessiner ou s’extasier de la beauté de la nature sur place ? En quoi cela lui aurait-il permis de trouver cette fameuse boîte ? Elle pouvait imaginer recevoir l’inspiration, à l’image des apôtres lors de la Pentecôte, mais c’était un peu léger pour justifier ce voyage, et surtout l’expédition que représentait pour elle ce qui en réalité n’était pour beaucoup qu’une simple randonnée. Elle choisit de téléphoner à Marcel. Peut-être accepterait-il de venir avec elle ?
6
Au moins, cela avait le mérite d’être clair. Marcel n’avait pas tergiversé.
- La réponse est non, avait-il répondu avec fermeté. A presque soixante ans aller jouer les aventuriers dans le sud de la France, lui qui s’éloignait à peine plus loin que la proche banlieue, il ne saurait en être question. En revanche, les conseillers n’étant pas les payeurs, comme on dit, il n’avait pas manqué d’idées à proposer à Hélène.
En premier lieu, avec son esprit pragmatique et bien enraciné, il lui avait tout de suite suggéré une autre lecture de la première invitation dans le contexte qui nous concerne aujourd’hui.
- Allez sur cet étang et remontez la source, il doit bien se remplir de quelque part, ce lac. Si Clair-de-Lune a caché quelque chose, il est probable qu’il ait mis des signes identifiables par une personne avertie.
Là, il avait marqué des points vis-à-vis d’Hélène, qui s’était tout de même sentie un peu gênée de ne pas y avoir pensé plus tôt. Ensuite, Marcel était entré en négociation. Partagé entre l’envie d’aider Hélène et le fait qu’il ne la connaissait pas directement, et depuis si peu de temps, il culpabilisait un peu de lui dire non, sentant que sa motivation principale était surtout que ce type de proposition n’entrait pas du tout dans sa zone de confort. Pour justifier un "non" qui ne soit pas pénalisant pour Hélène, il cherchait une solution qui puisse être considérée comme meilleure. Ne connaissant pas la montagne et sa condition physique ne lui permettant pas de marcher plus de quelques centaines de mètres, il serait opportun qu’Hélène trouva un partenaire opposé à lui en ce qui concernait ces deux caractéristiques. Pourquoi ne pas faire appel à un professionnel ? Un simple guide ou accompagnateur de montagne ferait bien mieux l’affaire que lui. C’était l’idée qu’il essaya de vendre à Hélène, plutôt réticente au début. Marcel étant un fin négociateur, il finit par convaincre son interlocutrice d’effectuer des recherches en ce sens.
*
- Tony, une demande inhabituelle qui devrait te plaire.
Lorsque sa sœur commençait par ce type de phrase, Tony se mettait immédiatement en mode méfiance. Qu’allait-elle encore lui proposer ?
- Une originale qui veut remonter à la source d’un torrent, continua sa sœur.
- Arrête de te moquer de moi, lui répondit Tony
- Si, je te jure, vérifie par toi-même.
En regardant le courriel, Tony pensa d’abord que sa sœur avait raison. La demande, postée à partir de son site, était claire et précise : Une certaine Hélène souhaitait se faire accompagner pour remonter la source d’un lac connu. Mais en étudiant de plus près et en lisant entre les lignes, il comprit qu’en fait, cette femme souhaitait un guide pour faire la boucle entre le village, l’étang, le col et le lac, avec peut-être un détour par les étangs situés au-dessus, qui peuvent être considérés comme la source du lac. C’était une randonnée classique mais réservée aux personnes avec une bonne condition physique. Ce serait le premier point à vérifier avec cette éventuelle cliente.
S’en suivirent quelques échanges, par courriel au départ, puis par téléphone. La demande de cette dame était précise, mais étonnante. Ce qu’elle souhaitait, c’était vraiment remonter au plus près de la source du lac. Cela demandait donc un peu de préparation. La randonnée depuis les forges en passant par le refuge, Tony la connaissait bien. Il était ami avec les gardiens, depuis qu’il avait participé à la mise en place du parcours acrobatique dans les arbres de la forêt, et était sollicité plusieurs fois par an comme encadrant pour les sorties de canyoning. Pour autant, il n’avait pas eu l’occasion de monter jusqu’au lac supérieur des étangs, et il lui semblait que la montée présentait des pentes à gispets qui pouvaient s’avérer délicates lorsqu’elles sont humides. Par ailleurs, la perspective de passer deux jours avec une cliente qu’il avait trouvée agréable au téléphone, ne lui déplaisait pas.
- Ça changera des gros américains, s’était-il dit.
Il se mit avec beaucoup d’application, comme à chaque fois, à la préparation de cette randonnée. Il étudia la carte, téléphona à une connaissance qui, lui semblait-il, était déjà monté aux étangs en question, et vérifia sur sa liste qu’il avait bien tout le matériel nécessaire.
*
Hélène n’était pas toujours ponctuelle dans sa vie, sauf lorsqu’il s’agissait de faire une sortie en montagne, mais elle était tout de même arrivée après Tony sur le parking des forges. Elle aurait souhaité aller directement explorer la source du lac, mais Tony avait insisté pour s’y rendre en deux jours, avec une halte au refuge, justifiant son choix par la difficulté que représentait déjà cette randonnée. Non qu’il s’inquiéta pour lui, pour qui cette sortie n’était qu’une simple promenade, mais il souhaitait pouvoir évaluer sa cliente avant de l’emmener dans des pentes engagées et avec un peu de hauteur. Il avait déjà eu affaire à des personnes se décrivant comme des alpinistes chevronnés et perdant leurs moyens dès que le terrain s’élevait un peu trop et devenait vertigineux. Un passage facile situé sur une crête vertigineuse est souvent bien plus impressionnant qu’un bloc d’escalade de cinq mètres situé en vallée, même si le risque objectif est plus important dans le second cas.
Hélène avait été sous le charme de cet endroit dès qu’elle avait quitté la vallée en direction du village en altitude. Après une montée assez raide, les deux pans de montagnes offrent un paysage à la fois oppressant et stimulant. Dominés par l’impressionant pic appelé la dent, les randonneurs et les promeneurs sont invités à l’humilité et au respect. En arrivant aux forges, le regard est attiré par des constructions sur la droite et une grande cascade. Tout évoque la puissance de la montagne et la volonté de l’homme d’en utiliser une partie pour son propre usage, à travers ces retenues d’eau et cette impressionnante conduite forcée.
En garant sa voiture elle s’était d’abord dirigée vers le torrent qui l’avait tout de suite attirée tant sa présence était forte, perceptible par son chant permanent et sa brume humide et fraiche. Après s’être ressourcée par plusieurs grandes respirations, elle retourna vers le parking pour rencontrer son interlocuteur.
Elle avait repéré Tony dès son arrivée. D’une part, le lieu était presque vide en cette matinée de printemps hors vacances scolaires, seuls quelques retraités matinaux étaient déjà regroupés et prêts à partir, d’autre part l’autocollant sur la voiture de Tony ne permettait pas l’hésitation. Par ailleurs, l’allure décontractée de son guide, son côté ouvert et souriant et son physique athlétique faisaient que le regard d’Hélène avait pu repérer cet homme au premier coup d’œil.
Tony n’était pas en reste. Bien qu’il s’appliqua une éthique stricte, il préférait, toutes choses égales par ailleurs bien entendue, avoir affaire à une femme jeune et jolie. Avec son mètre soixante-huit, ses cheveux châtains ondulés et ses yeux couleur noisette, Hélène plaisait aux hommes, et avait aussi des goûts bien arrêtés. Elle n’aimait pas être importunée et préférait les échanges amicaux entre copains plutôt que les soirées "drague". Elle avait de meilleurs souvenirs de rencontres fortuites en promenade, en jogging ou à vélo, avec des hommes qui aimaient partager leur activité, plutôt que ces soirées avec ses amies qui, la sachant seule, lui avait présenté des "bons partis".
Pour l’heure, après une poignée de mains ferme et courtoise, l’échange portait sur la vérification du matériel. Chaussures et chaussettes, bâtons, lunettes de soleil, cape de pluie, tout était passé méthodiquement en revue, et l’équipement d’Hélène fût un premier bon point aux yeux de Tony. Ils étudièrent ensuite la carte. Au programme, la montée vers le refuge le premier jour, avec une pause pique-nique à mi-chemin. Cela représente tout de même environ neuf cents mètres de dénivelée positive. En le faisant tranquillement, cela allait permettre d’évaluer le niveau pour, le lendemain, franchir le col, un peu plus exigeant mais présentant une vue magnifique, et donnant accès aux étangs.
Le trajet depuis les forges jusqu’au refuge fût vraiment varié. Il commença assez raide, dans une dense forêt de feuillus bordant ce vigoureux torrent, vraiment impressionnant avec ses gros rochers et ses successions de petites chutes. Environ une heure plus tard, le chemin s’élargissait, et la vue également. Le sentier laissa place à un chemin carrossable parfois emprunté par des ânes. Tony en profita pour saluer une connaissance qui avait développé cette activité de plus en plus en vogue. Ce sont surtout les tout petits qui apprécient de se faire porter par leurs montures, ce qui ne déplait pas aux parents qui peuvent profiter de la montagne avec leurs enfants en bas âge sans avoir à en supporter le poids tout le long du trajet.
En sortant de la forêt le paysage s’ouvrit encore plus, sur un large plateau, et on pût deviner au bout de ce petit cirque la montée finale, rocailleuse et éprouvante, dans le domaine des isards et des marmottes où la luxurieuse végétation avait laissé place aux lichens, framboisiers et myrtilliers et à quelques rares bouleaux couchés par les glissements de neige chaque hiver. Quant aux derniers hectomètres, ils traversèrent des alpages peuplés ça et là de moutons ou d’isards. On était alors dans le domaine de la haute montagne, avec une végétation rare et aride et un silence enveloppant tout. C’était typiquement un endroit invitant à la contemplation, et Hélène ne pût s’empêcher de penser à la première invitation de l’univers, tant elle se sentait en cet instant en communion totale avec la nature, et connectée à sa source intérieure.
Cette première journée s’était ainsi avérée agréable et concluante pour les deux partis. Hélène s’était sentie à l’aise avec son accompagnateur qu’elle avait trouvé discret et efficace, et Tony avait été rassuré sur les capacités physiques et mentales de sa cliente.
Dès leur arrivée au refuge, ils purent s’installer sur la terrasse surplombant le lac et consommer la bière artisanale locale qui y était proposée, dans la convivialité et la sympathique ambiance toute particulière qui règne dans ces lieux fréquentés par des amoureux de la nature et des grands espaces.
Un randonneur avait installé sur un pied une paire de puissantes jumelles et l’avait réglée sur un isard qui broutait paisiblement de l’autre côté du lac, difficile à voir à l’œil nu, même après l’avoir repéré aux jumelles.
Une soirée en refuge offre souvent la possibilité de rencontrer de nouvelles personnes. Le repas est partagé en groupe dans de grandes tablées, et c’est vraiment une belle occasion conviviale. Chacun se raconte. D’où ils viennent, où ils vont, ce qu’ils aiment.
Après un agréable moment, Hélène et Tony se couchèrent tôt pour pouvoir se lever de bonne heure, comme la plupart des passionnés de ce type de séjours.
Une légère brume montait du lac le lendemain matin, plongeant une partie de la haute vallée dans une sorte de brouillard, qui se traduisait par une fraicheur modérée mais bien réelle. C’est donc bien équipés que nos deux compagnons partirent, Tony ayant pris soin de vérifier une nouvelle fois son matériel. Il emportait toujours une corde de vingt mètres pouvant servir de main courante ou permettant de s’encorder lors des passages délicats, ainsi qu’une sangle de trois mètres cinquante et quelques mousquetons, en plus bien sûr de la lampe frontale, la couverture de survie et une trousse de premiers secours. Les gardiens du refuge lui avait prêté un piolet, car il restait quelques névés et ceux-ci pouvaient être traitres en cette période de fonte des neiges.
La première partie du parcours fût effectuée dans le plus grand silence. En prenant à droite en sortant du refuge face au lac, on commençait par longer ce dernier, à quelques dizaines de mètres au-dessus de sa surface. Le calme et la grandeur de ce site majestueux invitaient à la contemplation. Un peu plus loin, c’était l’intensité de l’effort soutenu dans des pentes assez raides qui imposait ce silence. Le refuge se situait à 1970m d’altitude, tandis que le col était à 2345m, soit près de 400m à grimper. Dans cet instant méditatif, Hélène s’était sentie vraiment très bien, presque guillerette. Elle était dans un endroit superbe, en bonne compagnie, et engagée dans une aventure passionnante. Elle était persuadée qu’il lui faudrait peu de temps pour trouver un signe la mettant sur la voie en vue de découvrir cette fameuse boîte. Pour elle, il ne pouvait en être autrement. Ce professeur avait organisé les choses dans le but qu’elle soit découverte. Il lui suffirait d’être attentive, observatrice, et elle allait tomber sur son cadeau.
Arrivés à peu près à mi-hauteur, la brume s’étant levée, la douce caresse du soleil donnait une dimension encore plus féerique au lieu. Ce fût l’occasion pour Hélène et Tony de s’arrêter pour boire et s’alléger un peu en rangeant la polaire dans le sac. Une marmotte grise attira leur attention à moins de vingt mètres. Elle ne les avait pas vus et continua son chemin en faisant des haltes régulières. Malgré les jumelles, la suivre du regard demandait beaucoup d’attention car elle devenait difficile à repérer dès qu’elle restait immobile. Bien qu’elle ne fût pas attachée à une religion particulière, Hélène ne put s’empêcher de s’extasier devant la beauté de la création. Tout lui semblait harmonieux, l’expression d’une perfection latente, comme si une intention divine avait tout organisé avec une précision extrême.
La fin de la montée fût rude. Plus pentue, elle demandait une certaine attention. Mais le basculement fût époustouflant, et donc mémorable. Tandis qu’avant cet endroit, dans le dernier passage, la vue était limitée, en quelques pas elle s’ouvrait sur l’étang en contrebas dans une perspective plongeante assez saisissante. Le regard embrassait d’un coup toute la chaîne de montagnes et le spectacle invitait au silence et à la gratitude. Ils ne purent s’empêcher de marquer une petite halte et profiter de ce spectacle.
La descente n’était pas vraiment difficile, mais elle était impressionnante. Pour Tony, ce type d’endroit permettait de connaître ses clients. Celui qui ne pouvait s’empêcher de s’imaginer ce qui se passerait s’il dévissait présente un comportement d’inquiétude décelable pour un œil attentif. Il ne saurait alors être question de l’emmener dans une via ferrata ou une via corda qui sont la plupart du temps conçues pour être faciles et très vertigineuses, ni même dans une simple escalade.
Après quelques heures de marche, il fût temps de prendre une décision. Le GR les avait menés du parking au refuge. Ils l’avaient repris en sortant de ce dernier, puis l’avaient quitté au pied du col pour prendre le sentier du tour des montagnes. Ils étaient alors au niveau de l’étang, celui du bas. S’ils continuaient le sentier, ils allaient parvenir au lac, tandis qu’en prenant à gauche, ils pouvaient remonter le torrent, longer les deux étangs, et peut-être remonter encore un peu vers leur origine.
Tony tenta de savoir pourquoi Hélène s’obstinait à vouloir longer ce torrent vers sa source. De nombreuses randonnées dans ces montagnes ont pour but de remonter vers une source. Elles sont en général fameuses et connues, fréquentées et bien balisées. Il comprenait qu’une personne évite les randonnées trop classiques qui, à la façon du chemin de St Jacques de Compostelle, ne peuvent pas être parcourues sans faire de nombreuses rencontres. Certains cherchent la solitude, il pouvait le concevoir. Mais dans le cas présent, hors saison, il n’y avait que peu de touristes. Il n’avait pas été vraiment convaincu par les explications floues de sa cliente. Comme il s’en doutait, c’était bien l’option des étangs qui fût choisie par Hélène.
Lorsqu’on sort d’un sentier balisé, l’ambiance est vite différente, plus inquiétante, mais également plus stimulante. On n’est jamais certain de ne pas devoir faire demi-tour, et il faut savoir prendre les bonnes décisions. En l’occurrence, ils étaient en montagne, et bien que ce soit tout juste en heure d’été, les journées n’étaient pas encore très longues, ce qui se traduisait par une rapide tombée des températures. Mais, un bon point pour eux, la météo ne prévoyait que du beau temps et une nuit claire. Qui allait donc être fraiche.
Tony fit ces calculs dans sa tête car il savait que l’option choisie ne leur permettrait pas de retourner au parking avant la nuit. Il allait falloir choisir. Soit ils allaient marcher à la frontale, et il était heureux qu’Hélène aussi ait la sienne, soit ils allaient devoir retourner au refuge, en risquant tout de même de progresser dans la pénombre.
Le début de la marche fût moins difficile que ce que redoutait Tony, et Hélène, bien qu’assez peu expérimentée en montagne, se comporta très bien. Elle n’eut pas peur, se montra endurante et accueillit l’effort d’une façon positive.
Après avoir passé le premier étang, ils se mirent en marche vers le second, sous deux pics. Tony et Hélène avaient avancé, mais la progression devint de plus en plus difficile. Hélène commença alors à douter. Sa bonne humeur laissait de plus en plus la place au doute. D’après la carte, l’étang du haut avait au moins trois sources différentes. Elle se demandait laquelle ils allaient devoir explorer. Son guide l’interrogeait avec de plus en plus d’insistance sur son objectif et ses motivations. Si au début elle avait pu assumer de passer pour une originale un peu farfelue souhaitant juste explorer ces torrents par curiosité, un peu comme une lubie, elle avait de plus en plus de mal à tenir ce rôle qui ne lui convenait pas vraiment. Vers 16h, Tony s’arrêta et demanda de faire un choix. Hélène étant de plus en plus morose elle se renferma et sa réponse fût évasive. Oui, non, peut-être. En montagne, Tony préférait ne pas laisser trop de place aux hésitations. Il lui était arrivé plusieurs fois de prendre des décisions autoritaires pour la sécurité de ses clients. Il avait parfois été remercié, mais pas toujours, et il savait qu’il faut savoir décider et prendre le risque d’être en désaccord avec le client. Son intuition lui recommandait de ne pas retourner au parking et abandonner ce que sa cliente était venue chercher. Même si elle n’avait pas été claire, il était persuadé qu’elle avait une quête. Venait-elle trouver la quiétude, l’oubli, l’évasion ? Il ne saurait dire, mais elle n’était pas là juste pour randonner, il en était sûr. Il imposa donc l’option retour au refuge, pour pouvoir revenir le lendemain si nécessaire.
7
Cela faisait plusieurs jours que Marcel tournait dans sa tête toutes les questions qu’y avait déposées Hélène à travers son mystérieux dossier. Il avait imprimé en grand et affiché dans son bureau la reproduction de la plaquette, qui restait ainsi à portée de vue en permanence. « Une façon de faire travailler mon inconscient en tâche de fond, » avait-il l’habitude de se dire.
Il avait remis à jour ses connaissances en physique moderne. En mécanique quantique, il avait revu les concepts. Catastrophe ultraviolette, rayonnement du corps noir, effet photoélectrique, constante de Planck avaient été révisés. Il avait même repris certains calculs, avec cependant, il devait le reconnaître, quelques difficultés, et il n’avait pas tout assimilé. Et ensuite, il avait revisité les conséquences de cette physique quantique. Alors là, c’était un peu plus délicat. Depuis quelques années, le "quantique" était à la mode. On trouvait de tout, "médecine quantique", "vie quantique", "ordinateur quantique", "guérison quantique", "corps quantique"… Et tant d’autres. Il semblait que pour vendre, les nouveaux auteurs ou guérisseurs de tout poil se sentaient obligés d’intégrer le terme "quantique" dans le titre de leur ouvrage. Cela faisait bien, et comme la plupart des lecteurs étaient incapables de discerner le vrai du faux, ils ne prenaient pas beaucoup de risque. C’était, du point de vue de Marcel, une nouvelle religion dans laquelle « C’est écrit dans l’évangile » ou « Aristote l’a dit » était remplacé par « les scientifiques nous disent que, » et, sous prétexte des paradoxes de la physique quantique, tous les miracles devenaient possibles, à condition bien sûr d’adhérer à l’école de celui qui proclamait cela. Bon, à décharge des lecteurs de ce type d’ouvrage, Albert Einstein et Niels Bohr, qui n’étaient pas des imbéciles, n’avaient pas réussi non plus à se mettre d’accord après vingt ans de discussion. C’était dire si le problème était complexe. Mais Marcel soutenait la position de Feynman, un fameux physicien contemporain qui proposait « calcule et tais-toi», sous-entendant que seuls les calculs sont exacts et qu’ils ne sont qu’une modélisation de la réalité qui semble fonctionner. Il préférait cette position à celle de ceux qui prétendaient tirer un enseignement révolutionnaire et ultra efficace de cette discipline complexe. C’était typiquement pour éclaircir ce type de sujet que Marcel était devenu un adepte de la zététique. Des conséquences de la physique quantique, Marcel avait retenu l’effet tunnel, le principe d’incertitude d’Heisenberg, renommé principe d’indétermination, le paradoxe EPR pour Einstein-Podolsky-Rosen, renommé phénomène d’intrication, l’énergie du vide, la réduction du paquet d’onde... Et pour les applications, le laser, le microscope électronique et le microscope à effet tunnel, ainsi que les avancées concernant l’ordinateur quantique.
Après la physique quantique, il s’était attaqué à la relativité. Que venait donc faire cette formule de la relativité générale dans cette plaquette ? Etait-ce simplement pour évoquer la révolution des idées de cette période, ou bien existait-t-il une signification plus profonde ?
Revoir la relativité dans son jus n’est pas à la portée de grand monde, et Marcel ne faisait pas exception. Les équations des tenseurs, les espaces de Hilbert et d’autres notions mathématiques associées à ce sujet lui étaient de très loin hors de portée. Il se rappelait avoir lu qu’Einstein lui-même se plaignait de son trop faible niveau en mathématiques, alors il n’avait pas la prétention de s’y atteler. C’était comme s’il devait lire la Bible en hébreu, sauf que cette idée ne lui avait jamais traversé l’esprit. Mais il existe de si nombreuses bonnes vulgarisations qu’il retrouvait du plaisir à s’y plonger, et les équations de la relativité restreinte étaient tout de même plus abordables.
Ce qu’il en retint surtout, c’était la notion d’espace-temps et de courbure gravitationnelle. Se représenter des espaces en plusieurs dimensions, jouer à en rajouter ou en retirer une et essayer d’en comprendre des implications l’avait toujours amusé. Pour imager l’expansion de l’univers, certains évoquent la surface d’un ballon se gonflant sur lequel seraient dessinées les galaxies, tandis que d’autres parlent des raisins secs dans un soufflé lors de la montée. Toutes ces représentations se tiennent, et rejoignent la citation de Feynman : Elles sont toutes inexactes ou incomplètes, mais ce sont les seules que nous pouvons nous représenter puisque nous vivons dans un monde en trois dimensions spatiales. L’espace est infini puisqu’il n’a pas de limite. Mais si on imagine que l’univers est en réalité en quatre dimensions, sa surface peut être un espace limité lorsqu’il est vu depuis un espace en 4D, et illimité en 3D. C’est comme la surface d’une sphère. On voit bien qu’elle est limitée. La preuve, pour un ballon de foot, il suffit de tailler des pièces dans une certaine quantité de cuir. Pourtant, une fourmi en 2D qui marcherait sur sa surface ne rencontrerait jamais de limite. En deux dimensions, la surface du ballon peut être vue comme infinie parce qu’elle est illimitée.
- Comme l’anneau de Moebius, se dit Marcel tout à ses réflexions.
Et, bien entendu, cela fit "TILT". Il jeta un regard sur la page qu’il avait affichée. Il était là, cet anneau de Moebius, représenté tout en bas d’une insolente façon. Juste à côté, il vit ce cube impossible à réaliser. Dans les deux cas, le passage d’un espace d’un certain nombre de dimensions, deux pour la surface de la feuille de papier ou trois pour le ruban de Moebius, à un espace d’un autre nombre de dimensions rendait des choses possibles ou impossibles. Ainsi, le cube ne pouvait pas être réel en 3D, et la surface vue comme infinie en 2D de l’anneau était en fait obtenue à l’aide d’un ruban bien réel et fini.
Tout cela n’était pour Marcel que de petits jeux de l’esprit, assez tordus il le reconnaissait, et il n’était donc pas indispensable de pouvoir bien les comprendre, se dit-il en pensant à Hélène, car il ne se sentait pas de se lancer dans des explications qu’il n’aurait su donner sans confusion. En revanche, la conclusion qui lui sautait aux yeux, c’était que des choses impossibles ou inexplicables dans un espace d’une certaine dimension peuvent devenir possibles ou explicables en changeant d’espace.
Il sentit qu’il tenait une piste. Mais quel était le sens profond de tout ça dans CE cas précis ? Là, il n’en avait pas la moindre idée.
*
Le lendemain matin, au refuge, Hélène était un peu morose. Elle était descendue de son nuage. En dépit de cette journée très intense, ils n’avaient rien trouvé qui puisse donner l’illusion d’une piste vers quelque mystère que ce soit. Et pourtant, ils n’avaient pas ménagé leurs efforts. Tony avait fait preuve d’un grand professionnalisme. Il avait installé une main courante lors de la traversée du névé, confectionné un baudrier à partir de la sangle pour Hélène, et pris les bonnes décisions au bon moment, se montrant autoritaire quand il le fallait et patient et attentionné la plupart du temps. Elle se sentait un peu coupable aussi de lui avoir menti, ou tout au moins caché la vérité. Résultat, elle avait le sentiment qu’il l’avait prise pour une demeurée, et en plus, en ne discutant pas avec lui, elle s’était peut-être privée d’une ressource de réflexion. Il est bien connu qu’en exposant son problème à quelqu’un, même qui n’y connait rien, il nous vient souvent des éclairages. Cela était d’autant plus stupide, avait-elle réalisé dans la nuit, que si elle trouvait la boîte recherchée, il la verrait et il faudrait bien alors la lui donner, cette explication.
Elle se résolut à lui raconter toute l’histoire en détail, ce qui l’arrangeait car elle ne se sentait pas le courage de repartir jusqu’à la voiture.
C’est donc en se promenant doucement autour du lac du refuge que Tony s’était laissé compter une aventure qu’il trouvait pour le moins étonnante.
La veille, en arrivant au refuge par le GR depuis les Forges, à quelques centaines de mètres avant d’apercevoir leur but, ils avaient longé une petite construction en pierre qui semblait avoir servi de canalisation pour détourner un cours d’eau. Puis, après avoir laissé sur leur gauche le torrent qui se jetait dans le lac, ils avaient vu sur leur droite une autre construction ressemblant à un déversoir pour trop-plein d’eau, mais très au-dessus de la surface du lac en contrebas. Ils marchaient ce matin dans la direction opposée à celle de la veille. Hélène ayant mémorisé l’arrivée de l’eau à une extrémité du lac, elle s’attendait en toute logique à voir le ruisseau dans lequel il se déversait. Or, elle fût surprise de constater que de l’autre côté, un torrent descendait de la montagne, venant lui aussi remplir ce bassin.
- Mais, il se vide où ce lac ? demanda-t-elle, surprise, à Tony.
- Ah oui, c’est étonnant non ? En fait, je crois qu’il existe une sorte de tunnel ou d’évacuation souterraine. Il faudrait demander au gardien du refuge, il devrait pouvoir nous indiquer.
Hélène fit demi-tour pour retourner au refuge. Elle avait retrouvé son excitation et Tony, à son grand étonnement, dût accélérer le pas pour la suivre. Elle se trouvait face à un mystère, ou tout au moins à une chose inhabituelle, et cela présageait pour elle une piste à explorer.
En effet, le gardien disposait d’informations très intéressantes.
- Ça fait plaisir de voir des touristes qui se posent quelques questions. Vous avez bien observé, l’évacuation de l’eau n’est plus visible. Lors des travaux pour installer les barrages et la centrale électrique en contrebas, une canalisation souterraine avait été creusée. Vous pouvez d’ailleurs repérer sur les berges la marque de l’ancien niveau de l’eau, très nette par exemple sur les parties rocheuses. Le lac que vous voyez sert à en alimenter un autre, qui lui-même nourrit la conduite forcée pour produire l’électricité dans la vallée. Le lac est ainsi connecté à plusieurs sources. Vous avez un livre dans la salle commune dans lequel vous verrez des photos de cette construction. Vous pouvez le consulter sur place, mais attention, c’est un exemplaire unique et nous y tenons beaucoup.
Ils s’y rendirent et parcoururent le manuel avec attention. On y voyait de nombreuses photos de l’époque de l’impressionnante construction du barrage, des rails de la conduite forcée, ainsi que plusieurs ouvrages en pierre, métal et ciment.
D’un seul coup, tout devenait plus clair pour Hélène. Elle comprenait mieux cette construction qu’elle avait vue sur sa droite en arrivant. C’était bien un déversoir, mais il n’était plus utilisé depuis le forage de l’évacuation actuelle. Et pour ce qui concernait sa recherche, elle se souvenait que Marcel lui avait indiqué que le professeur avait travaillé sur la production d’énergie, et avait même été salarié dans une usine hydroélectrique. Il était alors tout à fait à même de dissimuler la boîte dans un ouvrage, ce qui était tout de même plus facile qu’en pleine montagne.
C’est alors que Tony se souvint qu’en longeant le lac, on voyait plusieurs arrivées de petits torrents dont au moins un, lui semblait-il sortait d’un tunnel. Pour y accéder, cela impliquait de repasser le col, de redescendre sur l’étang et d’explorer ce fameux tunnel, ce qui pouvait prendre un temps imprévisible.
Il était trop tard pour envisager cette excursion dans la journée. Hélène était fatiguée par les efforts de la veille et préférait passer une soirée tranquille au refuge. Détendue par le nouvel espoir qu’avait entraîné l’existence de ces souterrains et le fait d’avoir révélé toute l’histoire à Tony, elle put s’ouvrir un peu plus à son compagnon d’aventure. Ils se racontèrent leurs vies et observèrent les étoiles ensemble avant d’aller se coucher une nouvelle fois dans ce refuge.
Ragaillardis par une bonne nuit de sommeil, Tony et Hélène abordèrent cette nouvelle journée d’exploration hyper motivés. Le trajet jusqu’au sommet leur sembla plus court que l’avant-veille, et la portion depuis le sommet vers l’étang fût bien plus simple puisqu’il suffisait de suivre les marques jaunes. Après une descente agréable, on abordait le lac juste après la traversée d’un pont en béton enjambant le torrent. Le sentier longeait alors l’étendue d’eau, la laissant sur la droite des marcheurs. En cette heure matinale, Tony et Hélène espéraient apercevoir des isards ou des marmottes mais ce ne fût pas le cas.
Arrivés à peu près aux deux tiers du lac, une grande dalle de béton sur la droite montrait l’existence de constructions industrielles anciennes.
- Je crois qu’on approche, indiqua Tony à sa partenaire.
Effectivement, ils aperçurent sur leur gauche l’entrée d’un tunnel par lequel s’écoulait un cours d’eau assez fourni. Sur le côté du petit canal, un passage bétonné permettait d’accéder à l’intérieur.
- L’endroit idéal pour cacher un objet, non ? proposa Hélène à Tony, qui acquiesça.
Comme attendu dans ce genre d’endroit, l’entrée du tunnel n’était pas autorisée au public, mais elle n’était pas non plus solidement verrouillée et il ne fût pas difficile à nos deux amis d’y accéder.
- Ici commence l’aventure ! se réjouit Hélène.
Après une centaine de mètres, qu’ils durent parcourir en utilisant leurs lampes, ils aperçurent un renfoncement sur le côté, une sorte de couloir, qui aurait pu être une voie d’évacuation ou d’aération. Il leur semblait évident qu’il leur fallait y accéder car aucun endroit sur le bord du canal ne pouvait offrir une cachette. Tandis que le tunnel était éclairé de la faible lueur issue de la sortie, bifurquer à gauche impliquait de progresser dans le noir total. Cela ne posait pas de soucis à Tony de progresser à la frontale, la spéléologie faisant partie des prestations qu’il proposait. Hélène, en revanche, était bien moins rassurée. Peu craintive en général, ce qu’avait constaté Tony la veille lors des passages escarpés, elle avait un peu peur du noir, et surtout des petites bêtes qu’elle redoutait de rencontrer. Ainsi, malgré la recommandation de silence de son accompagnateur, elle ne put retenir un cri d’effroi lorsqu’ils furent frôlés par un vol de chauve-souris qu’ils avaient dérangées. Après une vingtaine de mètres, le couloir s’arrêtait sur une sorte de pièce étroite, sans issue apparente, avec juste une table et deux chaises. La fouille de l’unique tiroir de la table n’ayant rien donné, ils explorèrent l’endroit.
- Tony, il y a quelque chose de bizarre ici, dit Hélène. En effet, sur le mur du fond, de nombreuses petites pièces métalliques carrées d’environ cinq centimètres sur cinq étaient présentes, espacées d’une quarantaine de centimètres, sur le côté et vers le haut, dans une sorte de quadrillage. En première réflexion, la fonction principale de ce dispositif était de tenir le mur, comme on le voit lors de réparations de vieilles bâtisses.
En examinant un des plots de renforcement, Tony constata qu’il était possible de le faire basculer en appuyant sur la partie inférieure, et ce qui n’était qu’une plaque intégrée à la surface devenait une sorte de poignée à laquelle il était possible de s’accrocher. En tirant dessus, il constata qu’il pouvait y mettre tout son poids. Mais lorsqu’il la relâcha, la poignée se rétracta jusqu’à une position plus enfoncée qu’à l’origine et il ne lui fût pas possible de la sortir à nouveau. Adepte des salles d’escalade et des chantiers, il comprit que ces pièces pouvaient servir de prises, mais à usage unique. Pour aller où ?
En regardant au-dessus, ils virent que le plafond était ouvert sur une sorte de trou étroit assez large pour qu’une personne puisse s’y glisser.
- Eteins ta lampe, demanda Tony.
- Quoi ? Ça va pas ? Je ne veux pas rester dans le noir, protesta Hélène.
- Fais-moi confiance, juste un instant. Hélène s’exécuta à regret.
Au début, comme le redoutait Hélène, ils furent plongés dans le noir complet. Elle s’agrippait à lui pour ne pas avoir peur. Après quelque temps, leurs yeux s’accommodant à l’obscurité, ils aperçurent une petite lueur en haut du trou.
- C’est ce que je pensais, ce doit être un trou d’aération. La lueur qu’on voit vient de l’extérieur. C’est là qu’il faut aller, rajouta Tony.
- Tu passes en premier, mais ne me laisse pas seule, intima Hélène.
- Ah bon ? Alors on fait comment ? répondit-il. Il serait plus judicieux que tu passes en premier. Tu devras te créer une voie en sortant des prises, et tu pourras prendre les plus accessibles, mais une fois que tu les auras utilisées, je ne pourrais plus m’en servir car elles risquent de se rétracter. Si tu peux, essaye de m’en laisser quelques unes, en allant en chercher assez éloignées. Quant à moi, lorsque j’irai, il me faudra innover et trouver une autre solution. Vue la cheminée, je pense pouvoir monter en opposition. De toute façon, si tu es d’accord, tu monteras la corde, comme ça tu pourras éventuellement l’installer s’il y a un point là-haut.
Sans problème, Hélène avait pu trouver les prises. Certaines étaient un peu dures à sortir car elles étaient grippées, mais elles étaient restées bloquées en position ouvertes, donc utilisables par Tony. Il dût tout de même en faire basculer d’autres souvent plus éloignées et c’est en partie grâce à ses qualités de grimpeur qu’il pût rejoindre Hélène.
Tout était allé très vite. La boîte était là, à quelques mètres, glissée dans un linge sur le côté. Sur sa surface, le symbole auquel s’attendait Hélène, c’est-à-dire le cercle entouré des six rectangles, dont un seul de la périphérie, celui sous le cercle central, était creusé sur toute la surface. Ils décidèrent de ne pas l’ouvrir pour ne pas risquer de perdre une partie de son contenu. Ils sortirent par le même chemin, en utilisant la corde pour descendre, et se retrouvèrent au grand air.
Pour le coup, cette fois-ci, c’est Tony qui était abasourdi. Cette histoire d’invitations de l’univers, de boîte à trouver, il y avait répondu poliment lorsqu’Hélène la lui avait contée, mais sans y croire outre mesure. Avoir trouvé ladite boîte changeait tout pour lui. Hélène, qui avait été surprise lors de la première découverte, dans sa maison, avait déjà assimilé le choc, mais pas lui.
Le retour depuis le lac vers les forges est un très beau spectacle. La végétation y est vraiment luxurieuse, et parfois très dense, à tel point qu’un chemin avait été autrefois constitué de grosses pierres posées au sol, empêchant la repousse des végétaux sauvages. Plusieurs centaines de mètres de dénivelé font traverser à la fois les lieux et les époques, entraînés vers l’histoire de la construction de ce barrage, de la conduite forcée de la centrale électrique et de tous les bâtiments associés.
Hélène était aux anges, imaginant avec reconnaissance tous ces ouvriers qui avaient foulé chaque jour ces pierres, se représentant le professeur dissimulé parmi eux et œuvrant à cacher, pour une raison qui lui échappait, ces secrets qui l’entraînaient elle, avec Tony et Marcel dans son sillage, dans une aventure actuelle, originale, mais bel et bien réelle.
Quant à Tony, il connaissait bien ce parcours et c’est par professionnalisme qu’il montra à sa cliente le joli recoin constitué d’une petite cascade dans un petit ilot de mousse et de fougères verdoyantes, évoquant un petit coin d’une île isolée. Un peu plus loin, la forêt de feuillus offrait une forte pente qui n’en finissait pas et on se sentait humble devant tant de beauté.
Accompagnés par l’incessant bruit de la grande cascade qu’ils avaient vue d’en bas, gorgés d’endorphines que leur corps avait générées durant cet effort de longue durée, ils restaient silencieux, chacun transporté dans des pensées improbables qu’ils n’auraient jamais pu imaginer la veille.
Ils se séparèrent de retour à la voiture.
8
Hélène ne fût pas longue à ouvrir la boîte. Elle avait repéré le schéma sur le couvercle, reproduit ci-dessous, et s’attendait, logiquement, à une inscription concernant la deuxième invitation, à l’intérieur.
Effectivement, elle trouva :
CrEer, innover
Ainsi, la deuxième invitation de l’univers était de créer et d’innover. En fait, cela lui parut assez logique. Après tout, l’univers a bien été créé, et, comme il est en évolution, il continue de créer et n’arrête pas d’innover. Oui, cela lui allait. A la limite, elle trouvait ça un peu simple. La première invitation, se reconnecter à la source, revêtait pour elle une dimension spirituelle qui lui allait bien, alors que là, c’était du pratico-pratique.
A l’intérieur de la boîte, elle trouva, comme pour la première, une feuille présentant des formules ressemblant à des mathématiques ou de la physique et, tout en bas, les vingt-six lettres de l’alphabet dans le désordre, suivis par deux nombres. Elle scanna cette feuille et l’envoya à Marcel, curieuse de savoir ce que cela signifiait.
La réponse lui parvint trois jours plus tard. Il lui demandait, en outre, de lui scanner d’autres feuilles du dossier puisqu’il avait transcrit l’intégralité de ce qu’il possédait. Voici en substance ce qu’il avait découvert en traduisant plusieurs pages grâce au code obtenu.
Concernant les sept invitations de l’univers, effectivement, la deuxième invitation s’énonçait "créer, innover". Selon le professeur, à partir du temps zéro de la création, qu’il faisait remonter au Big Bang, l’univers a toujours créé et innové. Au tout début, il n'existait qu'une masse indifférenciée que certains nomment le vide quantique ou l'espace-temps, et que d'autres appellent la hylé (la substance primordiale désignée ainsi par Aristote). De cette masse émergèrent alors les galaxies. Cette activité avait engendré les premiers grumeaux de matière dont les seuls qui fussent stables, étaient des agglomérats de ce qui allait devenir, plus tard, les constituants de la matière, à savoir des protons, des électrons et des photons qui étaient des sortes de grains d’énergie. Ces monstres galactiques avaient généré des flots matériels à très haute énergie qui, peu à peu, allaient s’agréger en étoiles, entrainées par la rotation de la masse galactique sur elle-même. Les étoiles étaient d'immenses réacteurs de fusion nucléaire qui allaient produire tous les noyaux atomiques qu'ils éjecteraient de leur cœur et qui, ensuite, en refroidissant, allaient s'agréger en planètes.
Autour de certaines étoiles, des planètes s’étaient formées, dont la Terre, qui allait devenir un milieu fertile, propice à l’avènement de la vie. Cette dernière apparut dans les océans primordiaux. L’invention de la chlorophylle avait été une étape importante. Cette molécule était un pigment qui avait la particularité, en recevant de l’énergie lumineuse, de synthétiser de la matière végétale, principalement à partir d’eau et de gaz carbonique, tout en produisant de l’oxygène. Ce gaz, s’échappant des océans, allait créer la couche d’ozone qui, en protégeant la surface de la Terre des rayons ultraviolets tellement énergétiques qu’ils cassaient toute tentative de création de molécule, allait permettre à la vie de sortir de l’eau. La suite n’était que successions de créations de plus en plus complexes et sophistiquées, dans les règnes végétaux et animaux, qui culminaient aujourd’hui avec l’apparition des espèces les plus évoluées, dont l’homme et la conscience auto réfléchie.
Au-delà de la simple constatation de l’existence ininterrompue d’un processus créatif dans l’univers, qui n’était pas une nouveauté, le professeur donnait une véritable leçon de vie, avec force pédagogie, en utilisant l’univers, ses fonctionnements et ses potentialités comme guides. Ce n’était pas au hasard qu’il avait utilisé le terme d’"invitations", et il le justifiait. Pour lui, l’entièreté de notre environnement, ce que certains appellent la Création, offrait des opportunités à travers les influences qu’il exerçait sur tous les éléments, depuis l’atome jusqu’aux galaxies en passant par les systèmes les plus complexes. A mesure que la complexité augmentait, les possibilités d’évolutions se multiplièrent, rendant les influences plus subtiles, et pourtant c’était les mêmes. Le niveau d’évolution de l’être humain était tel qu’il pouvait s’en éloigner, s’il le choisissait à travers son libre-arbitre. Mais plus il s’en rapprochait, plus il pouvait à nouveau tendre vers une harmonie présente en potentiel pour tout et tous. C’était pour cette raison que le professeur avait développé le référentiel des sept invitations de l’univers, pour arriver, par des prises de consciences, à s’inspirer de la nature pour vivre avec davantage de facilité, ce qui entraînait la sérénité.
Ce sur quoi il insistait, concernant cette deuxième invitation, c‘était le côté créateur de l’être humain, et de chaque individu en particulier. Il rappelait d’ailleurs de façon discrète que c’était écrit dans la Bible. "Dieu a créé l’homme à son image". Dieu était vu ici comme le Créateur. S’il avait crée l’homme à son image, cela impliquait que l’homme était aussi un créateur. Pour lui, le sens même de la vie (il parlait de l’incarnation) était de permettre à une âme de prendre un corps, de devenir matière, dans le but de créer. Et collectivement, l’homme était devenu la première force transformatrice de la Terre, à tel point que (ça c’est Marcel qui le rajoutait) certains proposaient de nommer "Anthropocène" la période commençant à la révolution industrielle, vers 1850. Cette ère succèderait ainsi à l’holocène. Le professeur n’avait pas du tout une vue négative du grand impact des activités humaines sur la planète. Il est vrai qu’à l’époque, peu de gens avaient pris conscience des conséquences négatives sur l’environnement, mais lui était lucide. Il comprenait l’impact écologique des activités humaines mais ne le voyait pas négativement. Il considérait au contraire qu’il existait une sorte de propension à la complexité, dont la seconde invitation était l’expression, et que l’humanité, à travers sa technologie, lui donnait de la puissance.
A la suite de cette sorte de chapitre à teneur scientifique, Marcel décrivait ce qu’avait écrit le professeur sur la découverte de la boîte et sur les suivantes. Hélène dût bien reconnaître que c’était cette partie qui l’intéressait le plus.
- Apparemment, pour trouver la boîte concernant la deuxième invitation, vous avez dû l’expérimenter, énonça Marcel.
En y réfléchissant, Hélène ne pût qu’approuver. Bloqués au pied du mur, ils avaient dû créer leur parcours en faisant basculer les prises. Et non seulement créer, mais aussi innover, puisque Tony ne pouvait pas prendre les mêmes prises qu’elle. Elle ne pût s’empêcher d’être admirative sur l’ingéniosité du procédé. Ce professeur était un original, mais il était aussi à coup sûr un créatif. Il en sera de même durant toute la recherche, insistait l’auteur du dossier. Mais il ajoutait que ces invitations n’avaient rien d’extraordinaire. Il n’avait pas la prétention de les avoir inventées, il avait tout juste mis bout à bout des évidences pour obtenir un système qu’il trouvait élégant.
Concernant la troisième invitation, l’initiateur de cette course aux trésors ne disait pas grand-chose. Il fournissait un lieu, une grotte précise, et une indication : "Après l’endroit où l’auto a fait demi-tour". Et le symbole associé était le suivant :
*
Tony était rentré assez sonné de cette mission pour le moins surprenante. Il lui semblait que tout était allé à l’inverse de ce à quoi il s’attendait. Il avait compris la demande comme un accompagnement sur un parcours facile qui se fait d’habitude en autonome. La boucle par le col est un classique que les randonneurs exécutent seuls, ou avec des amis, mais pour laquelle on ne fait pas appel à un guide, sauf si vraiment on ne se le sent pas, soit pour des raisons de condition physique, soit par peur et par méconnaissance de la montagne. Parfois, mais c’est assez rare, juste pour ne pas être seul, dans le cas de personnes fortunées.
Ce n’avait pas été le cas. Il avait rencontré une femme qui avait une vraie demande spécifique justifiant la présence d’un guide. Jusque-là, rien de très surprenant. Pourtant, la suite l’avait estomaqué. Qu’est-ce que c’était que ce truc de fou ? Elle cherchait une boîte, qu’elle avait trouvée, et qui semblait cachée depuis fort longtemps. Il s’était même demandé s’il n’était pas en proie à un canular, à une émission de téléréalité où tout aurait été filmé. Il s’imaginait une équipe ayant tout manigancé. Mais cela paraissait un peu gros tout de même. Et coûteux. Et il fallait bien le reconnaître, il avait tendance à faire confiance à cette Hélène, qui lui paraissait sincère.
Il n’avait pas voulu se montrer trop invasif et n’avait donc pas demandé à voir ce que contenait la boîte, mais, bon sang ce qu’il aurait aimé le savoir. Parfois le devoir de retenue qu’il s’imposait dans son métier lui pesait un peu.
A ce jour, il était un peu mélancolique. Il se rendait compte qu’il avait en fait passé quatre journées très agréables, et qu’il avait hâte de retrouver une mission, mais ne savait pas quand ce serait le cas.
Bon, lorsqu’il était en proie à ce genre de nostalgie, il n’envisageait qu’une seule solution : sortir, et se dépenser physiquement. Il avait plusieurs options, et là, il choisit le VTT.
*
Hélène était tourmentée. Au premier abord, elle avait considéré la deuxième invitation de l’univers, telle que proposée par le professeur, comme une évidence sans grand intérêt. Elle s’était penchée sur l’ensemble des écrits du professeur, dont cette partie était transcrite dans sa totalité par Marcel et avait été un peu touchée, puis réellement ébranlée. Et à présent, elle ne voyait plus cette invitation comme une trivialité, mais bel et bien comme une leçon universelle qui n’était en fait pas si intégrée que ça dans nos modes de vie. Et le professeur illustrait même ses propos d’exemples et d’outils pour s’approprier cette démarche. Comme loi de la nature, il rappelait la capacité naturelle de création d’harmonie, basée sur des processus itératifs très simples, comme évoqué lors de la première invitation à propos de la géométrie sacrée. Comme création de la nature, source d’inspiration, il évoquait la reproduction sexuée, pour les règnes végétaux et animaux, comme extraordinaire générateur de créativité et diversité.
Mais il ne s’arrêtait pas là, et c’est à partir des conséquences pour l’être humain qu’Hélène se sentait interpellée. Le professeur proposait l’improvisation comme outil pour expérimenter cette invitation, pour être innovant et créatif. Il justifiait son choix par la tendance naturelle de l’être humain, à partir d’un certain âge, à reproduire des comportements connus et à rester ainsi dans sa zone de confort. C‘était une question d’économie du cerveau, et c’était pourquoi il lui paraissait important de sortir de ce qu’on appelle aujourd’hui le Mode Mental Automatique. Hélène avait fait une petite recherche l’informant des avancées des neurosciences, qui confirmait les propos du professeur. Les territoires limbiques du cerveau aiment la routine et les habitudes, tandis que le cortex préfrontal se développe lorsqu’il est confronté à la nouveauté. D’où l’intérêt de l’improvisation.
- Chapeau professeur ! ne pût s’empêcher de penser Hélène.
Elle se questionnait. Et elle ? Où en était-elle ? Savait-elle utiliser ses ressources personnelles pour créer et innover ? Elle écrivait des articles, soit, et ils portaient toujours sur de nouveaux sujets. C’était déjà un bon point. Mais elle devait bien s’avouer que, si créativité il existait, c’était toujours dans le même domaine, et la satisfaction qu’elle apportait s’émoussait avec l’habitude.
C’était un autre point que soulignait le professeur. En effet, créer apporte la satisfaction de l’œuvre accomplie, voire la joie, et c’est pour cela que cette invitation était si fondamentale. Mais encore fallait-il ne pas saborder ce plaisir. Les enfants de moins de trois ans sont les plus créatifs, car ils ne jugent pas leurs œuvres et en sont toujours fiers et contents. Ensuite, lorsqu’ils apprennent à comparer et à juger, ils perdent peu à peu ce plaisir pour se conformer aux autres. Lorsque le jugement devient sévère, le plaisir disparaît et la créativité baisse.
Notre mystérieux enseignant proposait avant tout de se rendre compte à quel point nous sommes tous créateurs en permanence, dans notre quotidien. Se lever, préparer son petit déjeuner, s’habiller en choisissant sa tenue, toutes ces actions, si elles sont vues comme des actes créateurs, d’une part apportent une certaine satisfaction, mais surtout augmentent jour après jour le potentiel créatif de chacun.
C‘était décidé pour Hélène : elle allait changer son regard, pour prendre conscience de toutes ces créations au quotidien, et oser expérimenter la nouveauté dès qu’elle le pourrait.
9
Le conseil de Marcel était de chercher le sens de cette troisième invitation, pour la vivre de la même façon qu’il leur avait fallu créer et innover.
- Il est gentil Marcel, mais, l’univers, après avoir créé et innové, il a fait quoi ? se dit Hélène.
Elle avait voulu lui en parler. Il s’était montré très coopératif, mais pas vraiment clair. En gros, elle n’avait rien compris à ses tergiversations intellectuelles.
En conséquence, la seule piste qui se présentait était une certaine grotte, où elle devait aller au-delà de l’endroit où une auto avait fait demi-tour. En regardant d’abord sur internet, elle avait constaté que des visites étaient proposées tous les jours en cette période, dont une partie en petit train. Elle supposait que là où passait un train, une voiture passait aussi, et qu’il ne lui serait pas trop difficile de repérer à quel niveau elle aurait été obligée de s’arrêter. Encouragée par son précédent succès, elle décida d’y aller dès la semaine suivante, la fleur au fusil, si on peut dire. Ce qu’elle fit… Et elle revint la queue entre les jambes, à nouveau si on peut dire.
Mais Hélène ne se décourageait pas facilement. Voyant que des explorations spéléologiques d’une demi-journée étaient également proposées, elle s’était inscrite pour la suivante, qui eut lieu rapidement, et revint… encore bredouille.
Alors là… C’était le point mort. Hélène en avait parlé à Marcel qui n’avait pas été plus avancé. Elle avait envisagé d’appeler Tony, la seule autre personne au courant de cette affaire, pour partager ses soucis avec lui, mais elle n’avait pas osé car ils se connaissaient à peine. Pour qui allait-il la prendre ?
Parfois, la chance aide. Certains disent : «Il n’y a pas de hasard, il n’y a que des rendez-vous. » Et Hélène en avait un sacré. Tout simplement avec son voisin. Depuis qu’elle avait aménagé, elle ne l’avait pas vu souvent. Il s’agissait d’un retraité discret nommé Francis qui sortait très peu, si ce n‘était pour promener sa petite chienne. Courtois et poli, Francis ne semblait pas vraiment chercher le contact. Leurs échanges se limitaient en gros à « Bonjour, bonsoir », et peut-être un ou deux mots sur le temps ou la forme de la petite chienne.
Mais Hélène, elle, était plutôt extravertie. Allez savoir pourquoi, elle lui parla de sa visite de la grotte. Elle apprit alors, stupéfaite, que Francis y avait travaillé durant six ans comme guide, et qu’il avait adoré cette période. Comme il faisait beau ce soir-là, Francis avait proposé à Hélène de rentrer boire une anisette. C’était une tradition pour lui lorsqu’il faisait chaud. Quelques verres plus tard, les langues se délièrent. Francis, habituellement sobre, en boisson comme en parole, ne tarissait pas d’anecdotes sur la grotte. Racontées avec son accent du sud, c’était un réel plaisir pour Hélène qui en avait complètement oublié pourquoi elle s’intéressait à ce lieu. Jusqu’à ce que Francis lui parla de cet allemand qui avait été mandaté par Hitler pour aller faire des explorations dans cette grotte en vue d’y rechercher des trésors ancestraux, et qui avait failli y laisser la vie. Il avait du rebrousser chemin en catastrophe à cause d’une soudaine montée des eaux suite à des orages. Otto, il s’appelait.
Hélène aussi en était à son deuxième verre, elle qui n‘était pas habituée à boire de l’alcool. Son attention était donc légèrement émoussée. Cependant, elle demanda à Francis de répéter. Otto, demi-tour… Il ne lui en fallut pas plus pour être dégrisée. Elle demanda à Francis s’il connaissait cet endroit, où était Otto lorsqu’il avait rebroussé chemin, et s’il pouvait l’y conduire.
- Oui. Mais non ! s’esclaffa-t-il. Oui, je sais où c’est, mais je ne peux pas vous y conduire. C’est vraiment loin, difficile d’accès, vous ne pourriez y aller qu’accompagnée d’un guide spéléo. Moi, je ne peux plus, je n’ai plus la condition physique et je ne sais même pas si je passerais tous les boyaux à franchir.
Tout allait très vite dans la tête d’Hélène. Tony pourrait l’y mener puisqu’il conduisait des groupes sous terre. Il suffirait pour cela que son voisin lui fasse une carte détaillée de la grotte et de tous ses accès. Heureusement, Francis avait gardé de nombreux schémas qu’il avait croqués au début de son métier de guide touristique. Il prit le temps de lui expliquer avec précision comment accéder à ce lieu et le reconnaître, la mettant toutefois en garde sur le fait qu’il se situait en dehors des zones de visites. Y aller serait donc interdit, mais aussi dangereux, ce qui, à son avis, ne devrait pas être une difficulté pour Tony.
Hélène était vraiment aux anges, et pas juste grâce aux deux verres de pastis. Elle allait reprendre contact avec Tony et repartir à l’aventure, ce qui l’enchantait. Mais comment lui présenter sa requête, et surtout le fait de devoir pénétrer dans la grotte clandestinement, si ce n’est par effraction. Elle pouvait se dire qu’il y avait eu un précédent en entrant dans le tunnel. A y repenser, elle se souvint que Tony avait cherché une entrée latérale sans la moindre hésitation, comme si c’était habituel pour lui, et ce n’est qu’un peu plus tard qu’il avait émis des réserves sur le fait de mener une cliente au-delà de la légalité. Elle n’était pas convaincue que cela lui ait vraiment posé un problème.
*
- Tony, c’est ta nouvelle copine ! dit Sandrine en lui tendant le téléphone, avec une pointe d’humour dans la voix. Tony et elle étaient jumeaux, alors il ne lui était pas possible de lui cacher quoi que ce soit, surtout lorsqu’il était question de ses sentiments vis-à-vis de la gente féminine.
Tout en ne voulant pas se donner de fausse joie par avance, il se demandait si Hélène allait à nouveau lui faire une demande originale. Il prit une voix la plus neutre possible.
- Bonjour Hélène. Alors ? Vous souhaitez à nouveau explorer les entrailles de nos belles montagnes ?
- Tu ne crois pas si bien dire, répondit-elle, en soulignant le "tu", qu’ils avaient adopté lorsque leur aventure devenait palpitante. Elle constatait qu’elle avait été blessée par son retour au "vous" professionnel, rappelant ainsi qu’elle n’était pour lui qu’une cliente. Préférant lui exposer sa requête en tête à tête, elle le convia à un rendez-vous le lendemain dans un café discret en ville.
Tony était déjà installé lorsqu’elle arriva.
- La ponctualité est la politesse des rois, et savoir se faire attendre juste un peu est la stratégie des femmes, se dit-elle. Elle commanda un café allongé.
Ils avaient tout d’abord échangé quelques banalités dont les mots étaient moins porteurs de sens que tout le non verbal qui s’écoulait entre deux personnes qui cherchaient à mieux se connaître. Hélène avait ensuite exposé sa demande à Tony. Elle voulait se faire accompagner dans la grotte jusqu’à cet endroit précis qu’elle avait repéré sur les plans de Francis. Elle ne chercha pas à lui cacher quoi que ce soit sur son histoire puisque de toute façon il allait être amené à la vivre en même temps qu’elle.
Il lui répondit alors qu’il connaissait bien cette grotte, qu’il y avait accompagné plusieurs fois des groupes et que sa demande ne devait pas poser de problème. Restait à établir la façon d’y entrer, la date et l’heure. Sa préférence était clairement pour la nuit. La seule personne au courant de leur plan allait être Sandrine, en qui il avait une confiance absolue. Tony imposa à Hélène de déposer son trajet, pour des raisons de sécurité. Il rappela que si l’allemand avait fait demi-tour, ce n’était pas par plaisir, mais pour sauver sa vie. Pour plus de discrétion, ils décidèrent de ne prendre qu’une voiture et de se garer loin de l’entrée qu’ils comptaient emprunter.
Avant de pénétrer dans la grotte, Tony pris le temps de bien vérifier tout le matériel. Il avait prêté le nécessaire à Hélène. Baudrier, corde statique, descendeur, grigri, cordelette, autobloquant, casque, lampe, rien ne manquait. Il avait ensuite à nouveau insisté sur les règles de sécurité.
- Il ne faut jamais être seul dans une grotte, c’est une question de vie ou de mort, et nous devrons toujours être en lien, aussi bien physique que verbal. Dès que l’un de nous s’éloigne, par exemple pour franchir un boyau, l’autre se tient prêt à le secourir. Il faut en permanence partager les informations, les communiquer.
- Si tu vois quelque chose de particulier, un trou, une cavité ou quoi que ce soit, tu me le dis. Et moi je fais de même. La règle de sécurité dans une grotte, c’est de partager et de communiquer, avait-il ajouté.
Il faisait 12° dans cette grotte, avec un taux d’humidité élevé. Bien équipés, Hélène et Tony avaient pu progresser à un bon rythme. A mesure qu’ils s’enfonçaient dans les entrailles de la terre, Hélène se sentait de plus en plus oppressée. Quelques descentes en rappel et à pied plus tard, elle s’imaginait de plus en plus écrasée par l’immensité de roche et de montagne se situant au-dessus d’elle. Elle finit par s’en confier à Tony. Il se rapprocha d’elle, lui proposa de s’asseoir, puis il la guida au niveau de sa respiration, pour la calmer. Il lui parlait doucement, avec une voix très calme et profonde, sachant que c’était avant tout par la communication entre les inconscients qu’il pouvait parvenir à lui redonner calme et confiance. Il devait pour cela être lui-même dans un état de grande relaxation, ce qui ne lui posait pas de problème.
Il leur fallut plusieurs heures pour parvenir à l’endroit spécifié. Une fois sur place, le mystère restait entier. Comment repérer vers où se diriger et chercher. Avant d’avoir discuté avec Francis, Hélène s’imaginait bien devoir repérer des traces de roues, ou se baser sur la carrosabilité de l’endroit, mais elle savait aujourd’hui qu’elle ne pouvait s’appuyer sur rien. Ils commencèrent par identifier l’endroit et y accrocher un fil d’Ariane, tout en regardant l’heure. Sous terre, tous les référentiels habituels disparaissant, il convenait d’être vigilant. C’était un véritable labyrinthe. Plusieurs couloirs partaient du point central où ils avaient fixé le fil d’Ariane. Ils étaient arrivés par un couloir principal à une sorte de chambre quasi-circulaire de laquelle partaient deux cavités à gauche, deux à droite, opposées par rapport à leur accès, qui se continuait ensuite en face. Quelle voie choisir ? Ils ne pouvaient se permettre de les explorer toutes. Chacune pouvait faire plusieurs kilomètres de longueur et se rediviser en diverses galeries. C’était kafkaïen.
C’est Hélène qui eut d’un coup comme une illumination.
- C’est par là, dit-elle en se dirigeant vers le premier passage sur leur gauche.
- Tu es sûre ? répondit Tony, pas très convaincu sur le coup.
- Quasiment oui, mais je ne peux l’être à 100%. .
Ils s’engagèrent dans cette cavité de plus en plus étroite. Après à peine dix mètres, le couloir se transformait en boyau. Tony hésitait, puis s’apprêtait à y pénétrer lorsqu’Hélène l’arrêta.
- Non, cherchons bien, je suis sûre que c’est ici.
Plusieurs petites ouvertures étaient visibles de part et d’autres, à droite, à gauche, en haut. Au bout de dix minutes, Tony découvrit dans la roche un trou qui semblait créé par un outil. Au fond, en éclairant avec sa lampe, il pouvait distinguer quelques signes. Il s’agissait de plusieurs formes creusées, de différentes tailles qui semblaient dessinées un peu au hasard. Une des formes était traversée d’une croix. Il appela Hélène et lui montra cette sorte de dessin, qui ne lui évoquait rien. Ils passèrent un certain temps à l’observer, mais ne purent rien en déduire. Découragée, Hélène se retourna et s’assit. Elle se reposait et laissait son esprit divaguer, regardant devant elle, les yeux dans le vague. Elle se rendit alors compte qu’elle ressentait une étrange familiarité. Celle-ci lui venait de ce qu’elle voyait sous le faisceau de sa lampe, dans les ombres et lumières dessinées par les trous et les bosses devant elle.
Elle se demandait d’où venait cette impression de déjà vu lorsqu’elle se retourna vers Tony. En revoyant le dessin devant lui, elle comprit. Il avait sous les yeux la reproduction exacte des creux et cavités qui leur tournaient le dos. Cette sorte de fresque murale avait été gravée pour représenter la paroi derrière eux, et y indiquer la cachette. C’était difficile de s’en rendre compte car les faisceaux lumineux des frontales ne pouvaient jamais éclairer en même temps les deux côtés, qui étaient opposés. Le schéma représentait une carte, et la croix le lieu où se trouvait ce qu’ils cherchaient. La seule possibilité pour y accéder, était que Tony grimpa, tandis qu’Hélène le guida grâce au dessin. Au fur et à mesure de sa progression, elle lui indiquait vers où il devait aller. Ce n’était ni très haut ni difficile d’accès, juste trop compliqué pour viser droit au but sans l’aide du schéma. Il risquait de tâtonner et de perdre un temps qui commençait à être de plus en plus précieux pour eux. La boîte escomptée était bien là, dans son sac de jute. Tony la prit et la tendit à Hélène. Ils retournèrent vers la voiture en étant épuisés, mais très satisfaits de leur expédition qu’ils considéraient à juste titre comme un complet succès.
dernière mise à jour : 2 avril 2023
La suite, très bientôt...